« Le voyage d’hiver », la maladie en douceur
Écrit par Denis Lachaud et mis en scène par Benoit Giros, Le voyage d’hiver explore avec pudeur et profondeur la question de l’accompagnement de proches atteints de maladies incurables.
Parmi les 1724 spectacles du Off que Rachida Dati n’aura pas vu lors de sa venue express et éloignée des remparts en toute fin de Festival d’Avignon, il y a Le voyage d’hiver. Après l’arpentage par la ministre des couloirs d’un EHPAD, plus à la recherche de la mise en scène d’elle-même que d’une prise en compte du contexte de soin dans lequel elle évoluait, découvrir cette création délicate sur l’accompagnement vers la fin de vie tranchait singulièrement. Là où le premier « spectacle » sonnait creux, le second travaillait, lui, profondément des questions pleines de sens. Écrit par Denis Lachaud et mis en scène par Benoit Giros, fruit d’une commande du second au premier, Le voyage d’hiver est truffé, dès son intitulé et jusque dans sa structure, de références au cycle de lieder composés par Franz Schubert en 1827 sur des poèmes de Wilhelm Müller. La dernière grande composition du musicien un an avant sa mort étant un itinéraire mâtiné de désespoir traçant sa route jusqu’à la folie, l’on suit, dans le spectacle, le parcours d’une famille accompagnant un père atteint de la maladie d’Alzheimer.
Lorsque la pièce débute, ce dernier est encore en pleine possession de ses moyens. Néanmoins, tout est joué, en ce que lui, comme ses proches, se sait malade et que sa mémoire est déjà affectée. En vingt-quatre séquences – comme chez Schubert –, le spectacle chemine vers la mort du père et explore ce que l’approche de celle-ci reconfigure personnellement ainsi que dans les relations intra-familiales. Porté par trois interprètes au plateau – et un, présent dans la salle, qui n’est autre que le père de Benoit Giros –, Benoit Giros jouant le père, Mickaël Chirinian le fils et Muriel Gaudin la fille et la mère, ce Voyage s’ancre dans l’intime. Intimité des expériences vécues par le metteur en scène comme par l’auteur, le premier ayant été confronté à la maladie d’Alzheimer, le second s’étant nourri de son histoire personnelle comme d’échanges avec différent·es interlocuteur·rices (membres ou non de l’équipe artistique) pour nourrir son écriture ; intimité de la scénographie et de la mise en scène, qui, avec simplement quelques éléments de décors – chaises, petites tables, plantes marquant le déroulé du temps – et un rideau de fond de scène de couleur claire, légèrement transparent, dessinent subtilement, et sans illustrer, les différents espaces : maison, jardin, etc.
C’est, ainsi, un sensible et délicat théâtre de chambre qui se déploie, dont la force, tout en retenue et soutenue par une efficace création lumières, chemine vers une forme de clarté. Visuellement harmonieux, les couleurs des costumes avec leur camaïeu de marrons et gris participant à construire une atmosphère douce, ce Voyage d’hiver laisse plus sceptique quant à l’omniprésence de l’environnement musical et quant à, parfois, son interprétation. La riche création sonore imaginée par Minouche Briot, alternant entre les motifs de Schubert et d’autres compositions, tend en effet à neutraliser la force de la pièce. Cette trop grande présence musicale produit un effet d’habillage, qui tire le tout vers une joliesse confite, aimable, un brin bourgeoise, venant de fait lisser et amoindrir la puissance du propos. Quant au jeu, certaines fragilités ou quelques moments un peu trop en force – renvoyant, peut-être, à une direction d’acteurs pas suffisamment assumée par Benoit Giros – empêchent plusieurs séquences de vraiment atteindre toute l’ampleur tragique qu’elles promettent.
Ces réserves à part, il y a quelque chose de la déflagration par infusion dans ce spectacle. Par le cheminement de l’écriture, ce Voyage rend compte avec une infinie intelligence des différentes étapes d’une maladie au long cours. À travers les diverses réactions, décisions, ressentis du fils, de la mère et de la sœur – deux personnages interprétés avec une grande précision et justesse par Muriel Gaudin –, se dessinent de multiples façons d’éprouver et de cheminer face à de telles expériences. Loin de désigner un comportement plus valable à adopter qu’un autre, la pièce rappelle surtout l’importance d’accepter, en dépit de la souffrance et de la tristesse, la recomposition des relations que la maladie induit. Et qu’avec une mémoire qui échappe, une maladie qui progresse, c’est toute une structure familiale qui glisse et se modifie.
Et également que, face à cela, outre le noyau familial ou amical, il y a bien des enjeux politiques qui se nouent. Cette ouverture essentielle hors du noyau de la famille nucléaire, c’est le père de Benoît Giros qui l’introduit. Intervenant depuis le public – et soulignant ainsi à quel point ces questions nous concernent toutes et tous –, l’homme livre un témoignage économe, sensible, percutant sur son expérience d’accompagnant. L’arrivée par effraction de cette parole documentaire permet d’évoquer les difficultés rencontrées dans certains lieux de soins, le coût indécent de ces derniers, l’infantilisation des malades. Ces liens entre documentaire et fiction, entre salle et scène, tressent enjeux intimes et questions collectives, et rappellent que même un drame familial s’inscrit et est dépendant de structures plus vastes. Qu’il nous appartient à toutes et tous de défendre, collectivement et politiquement.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Le voyage d’hiver
de Denis Lachaud
Mise en scène Benoit Giros
Avec Mikaël Chirinian, Muriel Gaudin, Benoit Giros, et la participation de Philippe Giros
Costumes Sarah Leterrier
Scénographie Eric Schoenzetter, Sarah Leterrier
Lumières Natacha Raber
Création son Minouche Briot
Régie générale Eric SchoenzetterProduction L’Idée du Nord
Coproduction Théâtre d’Auxerre
Soutien L’Échalier de Saint-Agil, La ToulineLa compagnie L’Idée du Nord est conventionnée par la DRAC et la Région Centre-Val-de-Loire.
Durée : 1h20
Vu en juillet 2025 au Théâtre Artéphile, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
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