Limpide et portée par une esthétique particulièrement soignée, la mise en scène que la directrice de la Comédie de Reims, Chloé Dabert, propose du chef-d’oeuvre de Friedrich von Schiller peine à s’émanciper d’un jeu un peu trop emprunté et corseté.
Assise à son bureau, plume rivée à la main, Marie Stuart est là, et bien là, mais paraît pourtant déjà si loin de nous. Prisonnière d’une immense cage scénique aux montants noirs et aux parois semi-occultantes, l’ancienne reine d’Écosse et de France croupit au château de Fotheringhay, en Angleterre, depuis dix-neuf ans, et envoie une collection de missives, comme autant de bouteilles à la mer, pour tenter de s’extraire de ce qui ressemble chaque jour davantage à sa dernière demeure. À ses côtés, Hanna Kennedy et Amias Paulet s’écharpent, mus par des motivations antagonistes : la première, en tant que fidèle nourrice, fait tout son possible pour que le respect du à sa protégée ne soit pas bafoué, tandis que le second, un chevalier qui tient l’honneur pour la plus grande des vertus, s’efforce qu’aucun coup de Trafalgar ne vienne faire dérailler sa mission de gardien, quitte à être plus suspicieux qu’il ne le faudrait. Ce terrible destin carcéral, Marie Stuart le doit à la reine Élisabeth Ire. Dans cette Angleterre du XVIe siècle en proie aux luttes religieuses, la souveraine protestante a fait enfermer sa rivale au prétexte qu’elle aurait fait tuer son époux, Lord Darnley, pour mieux se marier avec son amant, le comte de Bothwell, James Hepburn, mais surtout afin d’écarter la menace qu’elle symbolise pour son propre pouvoir. Car, aux yeux de bon nombre de catholiques, qu’elle représente, Marie Stuart est l’héritière légitime du trône d’Angleterre et pourrait, avec l’aide de quelques solides appuis, en déloger sa cousine. Afin de tuer toute velléité dans l’oeuf, Élisabeth a donc choisi de la couper du monde et des Hommes, à défaut de lui trancher la tête, ce à quoi, pour le moment, et malgré les encouragements de son Grand Trésorier, le baron de Burleigh, elle se refuse, de peur de ternir durablement son image et d’exciter la colère des catholiques européens.
Isolée, Marie Stuart ne l’est pas tout à fait autant que la reine d’Angleterre le pense et le souhaiterait. Lors d’une courte entrevue, Mortimer, le neveu de Paulet, envoûté par le pouvoir de séduction de la prisonnière, l’assure de son indéfectible soutien. Voyant une porte de sortie s’entrouvrir, Marie en profite pour lui confier une lettre à l’attention de l’un de ses anciens amants, le comte de Leicester. Aujourd’hui proche parmi les proches d’Élisabeth Ire, à tel point que le coeur de la souveraine a chaviré pour lui, l’homme paraît suffisamment puissant, et doté de réseaux aux ramifications passablement nombreuses et solides, pour venir en aide à Marie Stuart. En parallèle, la prisonnière demande inlassablement à rencontrer Élisabeth Ire dans l’espoir (un peu fou) de réussir à la prendre par les sentiments. Face à cette demande de faveur, la reine est sincèrement hésitante, presque aussi divisée en son for intérieur que l’est l’aréopage d’hommes qui lui sert d’entourage. Certains l’encouragent à refuser cette main tendue, à l’instar de Burleigh ; d’autres la poussent à l’accepter, à l’image du versatile Leicester, qui l’emporte avec ces mots éminemment vils et sournois : « Elle le réclame / Comme une faveur, accorde-le lui comme une punition ! / Tu peux la faire monter à l’échafaud : / Cela lui sera moins pénible que de se voir / Éclipsée par tes charmes. / Ce faisant, tu l’assassines comme elle a voulu / T’assassiner… Quand elle verra / Ta beauté gardée par la bienséance, auréolée / D’une intacte réputation de vertu, / Cette vertu qu’elle a délaissée pour des frivolités lascives, / Rehaussée par l’éclat de la couronne, et parée / À présent des grâces de la fiancée… l’heure / De son anéantissement aura sonné. »
Cet « anéantissement », et c’est là l’un des moteurs de son texte magnétique, Friedrich von Schiller ne le tient pas tout à fait pour acquis et déroule toute son intrigue comme si la fin n’était pas courue d’avance, comme si la mort inéluctable de Marie Stuart pouvait, d’un instant à l’autre, par on sait quel coup du sort, être déjouée. En ressort une pièce mue par un suspens dont le dramaturge allemand ne cesse d’entretenir et de nourrir l’illusion – à l’aide de petits arrangements avec la réalité historique, en inventant, par exemple, le personnage de Mortimer, en imaginant la rencontre entre Marie et Élisabeth ou en dramatisant la conspiration de Babington –, et portée par une langue qui exerce, à l’image de Marie Stuart elle-même, un étonnant pouvoir de fascination, y compris dans la traduction de Sylvain Fort, que Chloé Dabert et sa troupe ont redécouverte pour l’occasion. Cette capacité d’attraction, comparable à celle d’un astre noir, la metteuse en scène la traduit au plateau grâce à une esthétique aussi épurée que soignée. Si la boîte carcérale imaginée par Pierre Nouvel vaut davantage pour la dernière – et sublime – image qu’elle permet que pour son fonctionnement un peu lourd et le dédoublement du quatrième mur qu’elle opère au début du spectacle – et qui contribue à rendre l’entrée en matière quelque peu poussive –, les lumières de Sébastien Michaud, les costumes de Marie La Rocca et les déplacements millimétrés des comédiennes et des comédiens, couronnés des divines coiffures de Cécile Kretschmar, permettent de générer une ambiance digne des confins de notre espace spatio-temporel, où, à mi-chemin entre la crudité du réel et l’évanescence d’un cauchemar, les personnages, à commencer par Élisabeth Ire, deviennent des figures rejouant une danse de mort bien connue, dont les pas seraient autant guidés par les impératifs exogènes – le pouvoir, la religion, la détention – que par les moteurs endogènes – le désir, l’amour, l’humanité profonde.
Reste que, dans ce savant équilibre réclamé par Schiller, Chloé Dabert tend à privilégier les premiers aux seconds, et impose à ses actrices et acteurs une direction à la bride un tantinet trop courte, qui aboutit à un jeu emprunté, voire corseté. Dès lors, tandis que la metteuse en scène semble se laisser embarquer – pour ne pas dire impressionner, qui pourrait l’en blâmer – par la puissance, tant dramaturgique que langagière, de la pièce, au lieu de décider d’en prendre plus fermement les rênes, cette vision assez stricte et raide dissimule le côté sensuel – pré-romantisme oblige – du texte et circonscrit le feu intérieur qui anime chacun des personnages – en les faisant soit avancer, soit vaciller. Résultat, les unes et les autres, à commencer par Marie Stuart, avec laquelle Bénédicte Cerutti, en regard de son habituel talent, paraît mal à l’aise, et de laquelle elle ne parvient jamais à alimenter le caractère flamboyant, manquent de chair, d’âme – y compris mauvaise –, et leur diction, un brin trop appuyée, en fait des avatars théâtraux bien plus que des êtres humains, et les tient par essence à bonne distance de nous. Au coeur d’une distribution plutôt inégale, Koen De Sutter, aussi convaincant en Leicester qu’il l’était, il y a quelques mois, en Charles Bovary, Sébastien Éveno, inflexible en Burleigh qui met la raison d’État au-dessus de tout, et Océane Mozas, troublante en Élisabeth Ire, malgré sa plus grande aisance dans la raideur que dans le trouble, apparaissent comme de solides piliers, capables de soutenir l’ensemble, mais aussi de faire de l’ombre à Marie Stuart, qui, du fond de ses quatre murs où elle est retenue captive, n’en demandait pas tant et lui aurait sans doute préféré davantage de lumière.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Marie Stuart
Texte Friedrich von Schiller
Traduction Sylvain Fort
Mise en scène Chloé Dabert
Avec Bénédicte Cerutti, Brigitte Dedry, Jacques-Joël Delgado, Koen De Sutter, Sébastien Éveno, Cyril Gueï, Jan Hammenecker, Tarik Kariouh, Marie Moly, Océane Mozas, Makita Samba, Arthur Verret
Assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere
Collaboration à la dramaturgie Alexis Mullard
Scénographie Pierre Nouvel
Création costumes Marie La Rocca
Création lumières Sébastien Michaud
Création son Lucas Lelièvre
Maquillage, coiffure Cécile Kretschmar, assistée de Judith Scotto Le Massèse
Réalisation toile peinte Marine Dillard
Assistant scénographie, régie générale et plateau François Aubry, dit Moustache
Atelier décor Ateliers du Nouveau Théâtre de Besançon
Atelier costumes Élise Beaufort, Anne Tesson (coupe hommes), Armelle Lucas (coupe dames), Bruno Jouvet, Jeanne-Laure Mulonniere, Albane Cheneau
Stagiaires atelier costumes Nadou Abot, Nele Veilhan-Goemans
Avec l’aide précieuse des cheffes d’atelier Pauline Zurini (Théâtre National de Strasbourg), Sophie Bouilleaux (Théâtre National Populaire de Villeurbanne), Myriam Rault (Théâtre National de Bretagne)
Coordinatrice cascades Roberta Ionescu
Régisseur plateau Eric Raoul
Régisseur lumières Benjo Trottier
Régisseur son Nicolas Martz
Habilleuse Elsa Rocchetti
Maquilleuse et perruquière Judith Scotto Le MasseseProduction Comédie – CDN de Reims
Coproduction Comédie de Béthune – CDN Hauts-de-France, ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Nouveau Théâtre de Besançon Centre dramatique national, Comédie de Caen – CDN de Normandie, Théâtre Gérard Philipe – Centre dramatique national de Saint-Denis, Théâtre de Cornouaille – Scène nationale de Quimper, Théâtre de Liège, Théâtre d’Europe, Centre Scénique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Théâtre National de Bretagne, Rennes
Avec le soutien du CENTQUATRE-PARIS, du Tax Shelter du Gouvernement fédéral de Belgique et de Inver Tax Shelter
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalL’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.
Durée : 3h45 (entracte compris)
Vu en octobre 2025 à la Comédie – CDN de Reims
Théâtre de Cornouaille, Scène nationale de Quimper
les 15 et 16 octobreThéâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis
du 14 au 29 janvier 2026Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
du 3 au 7 févrierComédie de Béthune, CDN Nord – Pas-de-Calais
du 11 au 13 févrierThéâtre National Populaire de Villeurbanne
du 25 février au 4 marsComédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
les 11 et 12 marsThéâtre National de Bretagne, Rennes
du 24 au 27 marsThéâtre à Pau
les 8 et 9 avrilThéâtredelaCité, CDN Toulouse-Occitanie
du 14 au 17 avril
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