Entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris du Barbe-Bleue de Pina Bausch ! Une pièce intemporelle sur les rapports houleux entre les hommes et les femmes qui célèbre l’incommensurable propension féminine à se soumettre et admirer, à protéger son prochain, à se rebeller avec force et fracas, à aimer quoiqu’il en coûte. Ce Barbe-Bleue est un chef-d’œuvre absolu.
Le Palais Garnier est plein à craquer en cette soirée de première. Des strapontins de l’orchestre jusqu’au poulailler où l’on aperçoit d’en bas en rangs d’oignon les têtes des spectacteur.ices se pencher, le public inonde la salle historique, haut lieu parisien de l’art lyrique et du ballet. Tout y est faste et ornementation, dorures, moulures et pierre de taille, de l’escalier central à la coupole de la salle décorée par Chagall, l’Opéra Garnier invite, à chaque fois qu’on y pénètre, à entrer en contact avec l’excellence et l’Histoire. A faire silence et à lever les yeux pour boire la beauté vertigineuse d’une architecture qui traverse le temps et émeut toujours autant.
Ce samedi soir, 22 juin 2024, le Ballet de l’Opéra de Paris, sous la houlette artistique de Beatrice Libonati, reprend la pièce de Pina Bausch, Barbe-Bleue, créée le 8 janvier 1977 à Wuppertal, il y a un peu plus de 45 ans maintenant, et l’inscrit au répertoire flamboyant de l’établissement. L’attente était élevée pour les amateur.ices de la grande prêtresse de la danse-théâtre, trop tôt disparue. La représentation fut au-delà de nos espérances et écrire à son sujet nous apparaît, à l’heure où nous abordons, encore palpitant d’émotion, ce texte, une tâche certes passionnante mais presque impossible. Car ce Barbe-Bleue a ce je ne sais quoi d’impénétrable que recèle l’œuvre chorégraphique de cette artiste unique qui aura marqué au fer rouge la scène contemporaine. Pina Bausch n’est plus de ce monde, nous le savons, nous y croyons, et pourtant, ce soir-là, sur la scène de l’opéra, on aurait juré qu’elle était là, dans chaque parcelle du spectacle, chaque geste, ample ou bref, chaque souffle, léger ou bruyant, chaque chute ou porté, chaque éclat de rire ou mouvement de bras. Dans ce décor à angles droits, cerné de murs immenses et blancs et de hautes fenêtres, la chorégraphe allemande imprégnait de son legs sans commune mesure la reprise de cette œuvre époustouflante, moins familière des spectateur.ices que son inoubliable Café Müller ou sa version tellurique du Sacre du Printemps mais majeure tout autant.
Lointainement inspirée par le conte éponyme de Perrault, bercée par la musique hautement dramatique de Béla Bartok, la pièce s’appuie sur un enregistrement sur bande magnétique de cet opéra de la première moitié du XXème siècle, l’unique opéra signé Bartok, comme une composition égarée, rescapée d’un répertoire notoire majoritairement différent. Le Château de Barbe-Bleue fait figure de vilain petit canard, d’anomalie dans sa discographie et c’est sûrement pour cela et son motif dramaturgique que la chorégraphe jette son dévolu sur lui. Elle en propose un dispositif en soi iconoclaste qui fait fi de la stéréo ou d’une spatialisation immersive et cinématographique du son, fi de l’orchestre dans la fosse aussi.
Premier renversement des codes. Premier pas de côté. Chez Pina Bausch, ce récit d’antan exhumé du passé est transposé dans les visions vivaces et l’absolue nécessité d’une artiste habituée à creuser jusqu’au noyau de notre humanité. Pina Bausch ne cherche pas à être moderne, elle créé en sincérité avec elle-même et ce faisant, elle l’est. Elle n’illustre pas, sa danse est certes narrative mais jamais littérale. C’est de la poésie qui s’ébroue par les corps, de la musique qui danse, de la métaphore en tableaux vivants. Barbe-Bleue y est le maître incontesté de l’espace et du temps, en ce qu’il actionne ou arrête la bande musicale à l’envie. Un DJ particulier qui coupe le son quand ça lui chante et participe à l’action. L’homme pivot de la situation. Maître de la musique dépassé par les évènements. Car l’épouse est désobéissante, insaisissable et mouvante. Et s’il campe une présence ambivalente et inquiétante, un point de repère fixe dans le ballet de silhouettes éphémères et passagères qui semblent l’assaillir comme des pensées obsessionnelles et obsédantes, il n’en est pas moins chahuté par cette horde féminine, toute en chevelures sauvages, robes fluides et élan vital.
Personne ne décrit les rapports hommes-femmes comme Pina Bausch le fait et son intemporalité crève les yeux. Son audace aussi. Rien dans la gestuelle n’est consensuel ou convenu, rien n’est policé, édulcoré, arrondi ou attendu. Sa danse est tout autant tendre qu’éruptive. Elle ose tout. Y compris la parole et le son. Les éclats de rire des femmes sont des déflagrations qui vomissent la bienséance, les pieds nus des danseuses bruissent dans les feuilles mortes qui jonchent le sol en un tapis d’automne, les cris, râles et hurlements hérissent le poil, les robes transpirent, se salissent, les peaux rougissent, les sanglots déchirent l’air ambiant. Ici, les femmes font désordre, elles sont sauvages et féroces quand elles ne sont pas soumises aux hommes, à la merci de leurs gestes violents. Ou bien protectrices, coussin en main, prises dans des courses folles pour protéger les mâles de leurs propres démons. Personne ne sort indemne de la relation à l’autre. Pina Bausch ne dénonce rien, elle traque l’animal en nous, la pulsion sous les peaux, l’irrationnel qui nous agite et nous projette les uns contre les autres.
Ce ballet est d’une beauté ahurissante. Il crisse, il surprend et suspend à ses brisures de rythme et ruptures de ton. La relation cousue en direct entre la gente masculine, en costume hyper genré et la meute des femmes en robes colorées, n’est jamais figée dans un état particulier. Elle bouge sans cesse et bascule sans prévenir, de la complicité joueuse et amoureuse à la tension extrême, voire la mise à mort du féminin. C’est une orgie de fantasmes et frénésie sensuelle mais jamais sexuelle, c’est une procession d’hommes en guirlandes, des robes que l’on ôte comme une vieille peau dont on se départirait, des bouches écarlates et sanguinaires, une armée de muscles saillants en bretelles et d’égos machos ridicules, des cheveux que l’on caresse comme pour mieux les dompter, des empoignades et des chocs de corps.
Il n’y a pas de mots pour dire le saisissement qui nous prend face à certains tableaux, des séquences magiques, des arrêts sur image qui s’impriment à jamais. Cette farandole d’hommes se tenant par la main, ces femmes encastrées dans les murs suspendues au-dessus du sol, ces corps manipulés dans l’espace, ces gestes répétés jusqu’à plus soif et Léonord Baulac, étoile incandescente en proue de navire, magistrale, d’une intensité phénoménale, qui parvient à briller sans éclipser ses comparses. Face à elle, Takeru Coste est un Barbe-Bleue magnétique et ténébreux, impénétrable et mystérieux. Ce qui est merveilleux dans la rencontre entre cette œuvre des débuts créée avec le Tanztheater Wuppertal et le corps de Ballet hyper compartimenté de l’Opéra de Paris, c’est qu’elle déjoue les hiérarchies et les places attribuées. La chorégraphie ne nivelle pas les quantités et qualités de présence au plateau, et outre les deux rôles principaux identifiables, soli sortant du lot, les autres baignent dans une indifférenciation qui permet justement à chaque interprète d’exister pleinement. C’est ainsi que l’on peut distinguer de belles personnalités comme Adèle Belem, Lucie Fenwick ou encore Milo Avêque, tous trois quadrilles de leur état. Car dans la gestuelle de Pina, peu importe le statut, pourvu qu’on ait l’ivresse de la danse.
A l’heure où les élections législatives anticipées plongent le pays dans une immense inquiétude, à l’heure où les violences conjugales font désormais partie du débat public, cette pièce résonne tout particulièrement et les mots de Pina Bausch n’ont jamais été aussi urgents. « Dansez, sinon nous sommes perdus. » disait-elle. Alors, dansons.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Barbe-Bleue
Chorégraphie et mise en scène Pina Bausch
Scénographie et Costumes Rolf Borzik
Collaboration Rolf Borzik, Marion Cito, Hans Pop
Musique Béla Bartók
Direction artistique Beatrice Libonati
Direction des répétitions Michael Carter, Silvia Farias Heredia, Lucas Lopes Pereira, Sara Valenti
Adaptation de la scénographie Gerburg Stoffel
Adaptation des costumes Petra Leidner
Conseil son Andreas Eisenschneider, Karsten Fischer
Adaptation de la lumière Fernando Jacon
Barbe Bleue Takeru Coste
Judith Léonore Baulac
Avec les Étoiles, les Premières Danseuses, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l’Opéra
Avec le soutien exceptionnel de Aline Foriel-DestezetDurée : 1h50
Du 22 juin au 14 juillet 2024
Palais Garnier
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