
Photo Simon Gosselin
Dans le cadre de La Comédie Itinérante du CDN de Reims, la metteuse en scène orchestre une conférence tous publics et haute en couleur où, à travers des textes des philosophes Vinciane Despret et Baptiste Morizot, le regard sur les non-humains se décalent subtilement pour mieux se refonder.
Aurore Fattier est une habituée des grands plateaux, des scénographies souvent massives, dont elle a fait l’un des principaux vecteurs de son langage théâtral, comme elle a récemment su le prouver avec Hedda. En tant qu’artiste associée à la Comédie de Reims, la metteuse en scène, désormais directrice d’une autre Comédie, celle de Caen, a accepté de se fondre dans un cadre bien particulier, celui de La Comédie Itinérante qui, comme à Valence ou à Colmar, pousse les feux de la décentralisation. Comme son nom le laisse à penser, ce dispositif projette le théâtre là où il n’a pas l’habitude d’aller, dans des salles des fêtes, des salles polyvalentes, des salles culturelles, voire des EHPAD et des médiathèques, à la rencontre de publics moins habitués que d’autres à l’art dramatique. D’un point de vue artistique, une telle ambition impose de nombreuses contraintes, à commencer par celles de voyager léger pour être le plus adaptable possible, mais aussi d’être en prise avec le territoire à parcourir. Ce jeu, que d’aucuns qualifieraient de périlleux, Aurore Fattier a décidé de le jouer jusqu’au bout, d’opter, à la fois, pour une forme scénique aisément transportable et pour une thématique les deux pieds ancrés dans la zone à dominante rurale qu’elle avait à sillonner, dans cet espace où la Nature occupe encore une place de choix.
Ce soir-là, à la salle des fêtes de Bétheniville, une petite commune d’un peu plus d’un millier d’âmes nichée au coeur de la Marne, petits et grands ont pu assister à une conférence animée par deux « thérolinguistes », Vinciane Despret et Baptiste Morizot, dont les ouvrages respectifs Et si les animaux écrivaient ? et Pister les créatures fabuleuses interrogent les traces laissées pour les non-humains, capables, notamment, de générer un langage, dont l’autrice de science-fiction Ursula Le Guin, dans sa nouvelle « L’Auteur des graines d’acacias », avait imaginé qu’il pourrait, un jour, intéresser les scientifiques. Directement nourries de leurs propres textes, leurs prises de paroles s’inspirent également, mais plus lointainement, des essais d’Estelle Zhong Mengal, Apprendre à voir, et d’Étienne Souriau, Le sens artistique des animaux, mais aussi de rencontres avec des habitantes et des habitants de la région Grand Est. Éleveurs, apiculteurs, chasseurs, résidents en maison de retraite, enfants accueillis dans un centre aéré… Toutes et tous ont pu venir apporter leur pierre à l’édifice de l’épisode 1 de Paysages avec traces en partageant leur rapport spécifique avec les animaux qu’ils côtoient, sans toujours le savoir, mais qu’ils n’observent la plupart du temps plus vraiment. Alors, dans les pas de Vinciane Despret et Baptiste Morizot, Aurore Fattier suit à son tour la piste ouverte sur leur chemin par les non-humains et décale le regard de l’Homme dominateur qui, pour asseoir sa position, en est venu à mépriser, voire à maltraiter, ceux qui l’entourent.
Comme on déroulerait la pelote, la metteuse en scène explore plusieurs champs et bouscule d’abord les certitudes, ces attributs longtemps présentés comme les propres de l’Homme. Le rire, comme le prétendait Rabelais ? L’éthologue et primatologue Frans de Waal démontre, dans La Dernière étreinte, que les singes ont, eux aussi, le sens de l’humour. Le langage, comme l’ont asséné nombre d’intellectuels ? Bien des animaux ont, en réalité, leurs modes d’expression et de communication, qui, aux yeux des humains, sont des langues étrangères : les chiens échangent avec leurs congénères en urinant, les merles imposent leur mainmise sur un territoire en vocalisant, en se perchant haut, puis en le parcourant de long en large, les abeilles se montrent capables de danser et tracer des cartes dans les airs pour indiquer au reste de la ruche l’emplacement de tel ou tel trésor à butiner. Au contact de ces observations, c’est alors tout un monde qui s’ouvre, ou plutôt se révèle car, masqué par notre manque cruel d’attention, il était en réalité sous nos yeux, à l’image des traces laissées par les loups dans la boue et qu’il suffit de suivre pour découvrir une parade nuptiale aux allures enfantines, ou de ce « Nanulak » – aussi appelé « Grolar » ou « Pizzly » –, résultat d’un croisement naturel entre un ours polaire et un grizzly, fruit des conséquences du réchauffement climatique qui provoque un partage saisonnier de territoire entre ces deux espèces autonomes, mais plein de promesses dans sa manière d’être irrigué par deux cultures animales.
En même temps qu’il condamne la petitesse et l’étroitesse de notre regard sur le monde qui nous entoure, Paysages avec traces célèbre alors le carnaval des animaux, ce petit théâtre des non-humains, souligne sa richesse, en ce qu’il a de foisonnant, de précieux et de fragile. Mis à la portée de chacune et chacun, ce spectacle « tous publics » se fait subtilement évangélisateur et trouve sa théâtralité autant dans le mode de la conférence que dans la part d’étrangeté qu’Aurore Fattier lui confère, notamment à travers le personnage de cette musicienne haute en couleur qui, en parallèle du monde des animaux, ouvre grand les portes d’un imaginaire fécond et sensible, dopé aux visions dignes des rêves d’enfants. Portée avec aisance par Andréa El Azan, Juliette Launay et Arthur Verret, tous membres de la Jeune Troupe #3 mutualisée des CDN de Reims et de Colmar, cette proposition singulière entretient la proximité dont elle dispose naturellement avec le public, notamment en cultivant ce côté artisanal qui sied particulièrement bien à la thématique choisie. Pris au coeur de cette virée en territoire non humain, les grands, mais surtout les petits, sont alors placés aux avant-postes de la restauration souhaitable d’une communauté de tous les êtres vivants qui, un jour, retrouvera peut-être sa cohésion, plutôt que d’être peu à peu rongée, voire détruite, par le mépris, la volonté de domination et les besoins de prédation des humains.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Paysages avec traces. Épisode 1 : Grand Est
Textes Vinciane Despret, Baptiste Morizot
Mise en scène Aurore Fattier
Avec Andréa El Azan, Juliette Launay, Arthur Verret
Images Arthur Verret
Musique, chansons Andréa El Azan
Régie générale Thomas ParisotProduction Comédie – CDN de Reims
La Comédie Itinérante bénéficie du soutien du ministère de la Culture et du Département de la Marne.Durée : 1h10
Comédie – CDN de Reims, dans le cadre de la Comédie Itinérante
Salle des fêtes de Bétheniville
le 20 février 2024Hall d’exposition de la médiathèque de Poix-Terron
le 22 févrierSalle des fêtes de Thilay
le 23 févrierSalle communale de Boult-aux-Bois
le 26 févrierLa Boussole, Reims
le 27 févrierSalle des fêtes de Villenauxe-la-Grande
le 28 févrierSalle culturelle de Vailly-sur-Aisne
le 29 févrierSalle polyvalente de Signy-L’Abbaye
le 1er mars
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