Avec sa Variation contemporaine singulière, dense et stimulante autour de la pièce d’Henrik Ibsen, la metteuse en scène française, installée en Belgique, plonge dans l’envers du décor de la création théâtrale, où le poids des vies, des fantômes et du pouvoir peut faire des ravages.
Loin des croyances et autres fantasmes de certains spectateurs, les coulisses théâtrales ressemblent à s’y méprendre à l’ordinaire de nos vies. Dans des espaces, parfois froids, souvent exigus, les individus se disputent, se restaurent, boivent des verres, passent des coups de téléphone, se séduisent, se détestent, et débattent, aussi, de leur travail, avec une simplicité déconcertante qui n’est que le strict reflet de la banalité de ce qui reste leur quotidien. À ceci près que la limite entre la fiction et le réel y est plus proche que dans bien d’autres endroits, et impose aux artistes d’avoir, à la fois, un pied dans l’une et un pied dans l’autre, jusqu’à rendre perméable la frontière entre ces deux mondes, qui s’influencent alors de concert, comme le montre remarquablement Aurore Fattier dans Hedda, sa Variation contemporaine d’après le Hedda Gabler d’Ibsen.
Plutôt que d’attaquer la pièce du dramaturge norvégien par la face Nord, la metteuse en scène française, installée en Belgique, a préféré en passer par la bande, par une mise en abyme qui fait de la coulisse, plutôt que de la scène, le coeur battant de son spectacle. En pleine création de sa version d’Hedda Gabler, Laure, une metteuse en scène, entame sa dernière semaine de répétitions. Entre deux scènes affinées au plateau, elle doit faire face aux assauts et remontrances de son comédien de mari, aux insuffisances supposées de l’actrice qui incarne le rôle-titre, à la présence spectrale d’un père qui doit finir de composer une sonate pour le spectacle, mais paraît paralysé, à l’image du Konrad de La Platrière de Thomas Bernhard, par son désordre intérieur, et surtout à l’influence de sa propre vie, moins heureuse qu’elle ne le laisse entendre. Depuis la disparition de sa soeur, Esther, voilà une quinzaine d’années, Laure s’occupe de sa nièce, Sophie, plutôt que de la laisser à son père, Stéphane, à qui elle voue une haine a priori inexplicable. Sans qu’elle ne paraisse jamais, l’ombre de la fillette, tout comme celle de sa mère disparue, ne cessent de planer au-dessus de la loge, puis de la scène, jusqu’à ce qu’une annonce dramatique vienne percuter, et compliquer, l’ensemble du processus de création.
Composé par Sébastien Monfè et Mira Goldwicht, le texte d’Hedda a l’allure, foncièrement accrocheuse, d’un puzzle, où tout se construirait par pièce, par bribe, par brique, qui, une fois assemblées, y compris extrêmement tardivement, à la manière d’un thriller, offrent une description particulièrement fournie de l’acte de création, et mènent une réflexion métathéâtrale aussi fondamentale qu’habituellement absente des plateaux. Hanté par les fantômes, croulant sous le poids des turpitudes et héritages personnels et artistiques, il s’impose non pas comme un acte exogène, mais endogène du réel, car construit et pensé par des êtres de chair et de sang qui y investissent une partie d’eux-mêmes, et se trouvent, en retour, transformés par lui. Au-delà des quelques fragments d’Hedda Gabler qu’Aurore Fattier a, à dessein, tenu à conserver, sa Variation contemporaine s’inspire également du personnage ibsénien dans ce qu’elle a de plus complexe, et de plus vénéneux, dans sa volonté « une fois dans [sa] vie de peser sur la destinée d’un homme », comme elle l’avoue dans l’acte 2, alors qu’elle est elle-même prise dans les griffes du patriarcat, et dessine un portrait fascinant d’ambivalences de la femme-artiste d’aujourd’hui. Gargarisée par la verticalité du pouvoir qui échoit, de façon traditionnelle, aux metteurs en scène, déboussolée par ses propres spectres, Laure se transforme alors en prédatrice, capable de croquer, d’humilier et de jouer avec les êtres, dans une attitude matricée, notamment, par les faits, dires et gestes des hommes de son entourage, par leurs attitudes passées comme par leurs manquements présents.
Intellectuellement stimulante, cette matière à penser, qui exploite toute la complexité de la pièce d’origine, est soutenue par l’instauration d’une ambiance scénique qui, si elle peut déconcerter dans ses prémices, avec une étrangeté, une froideur, voire une cérébralité aussi assumées que savamment calculées, produit peu à peu ses effets. Portée par la composition musicale, toujours envoûtante, de Maxence Vandevelde et par les lumières quasi chirurgicales d’Enrico Bagnoli, elle parvient progressivement à contaminer la salle, et à donner une âme à l’astucieux travail scénographique de Marc Lainé, Stephan Zimmerli et Juliette Terreaux qui instaure, de son côté, une proximité physique avec les personnages, à l’image du travail cinématographique de Vincent Pinckaers. Organique et subtile, son utilisation de la vidéo semble suivre la progression dramaturgique de la pièce. D’abord simple outil de surveillance, la caméra se met peu à peu à escorter les individus, à les filmer en gros plan pour mieux les scruter et à flouter la barrière entre personnage et acteur, jusqu’à les rendre indissociables et indiscernables l’un de l’autre. Aux prises avec cette mise en abyme complexe, les comédiens renforcent encore ce trouble identitaire, grâce à un jeu qui ne cesse de varier et de monter en puissance au fil du spectacle, en particulier celui de Maud Wyler et de Carlo Brandt, tous deux remarquables en fille et père tourmentés par leurs démons aux mille visages, à commencer par celui de l’auto-destruction.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Hedda / Variation contemporaine d’après Hedda Gabler d’Ibsen
Texte et dramaturgie Sébastien Monfè, Mira Goldwicht
Conception, mise en scène et direction Aurore Fattier
Avec Fabrice Adde, Delphine Bibet, Yoann Blanc, Carlo Brandt, Lara Ceulemans, Valentine Gérard, Fabien Magry, Deborah Marchal, Annah Schaeffer, Alexandre Trocki, Maud Wyler
Cinématographie Vincent Pinckaers
Scénographie Marc Lainé en collaboration avec Stephan Zimmerli, Juliette Terreaux
Costumes Prunelle Rulens en collaboration avec Odile Dubucq
Coiffure Isabel Garcia Moya
Maquillage Sophie Carlier
Habilleuse Anne-Sophie Vanhalle
Lumière Enrico Bagnoli
Composition musicale Maxence Vandevelde
Assistanat à la mise en scène Lara Ceulemans, Deborah Marchal
Direction technique Nathalie Borlée
Direction vidéo Gwen Laroche
Stagiaires Mégane Arnaud, Edouard Blaimont, Mahi Hadjammar, Berktan YurdoverProduction Théâtre de Liège ; DJ&C Création
Coproduction Solarium ASBL ; Théâtre National de Wallonie-Bruxelles ; Théâtre Royal de Namur ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; Les Théâtres de la Ville du Luxembourg ; Théâtre National de Nice ; Mars-Mons Arts de la Scène ; Comédie de Reims ; Prospero – Extended Theatre est un projet cofinancé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne qui comprend : le Théâtre de Liège ; Odéon – Théâtre de L’Europe, Paris ; Emilia Romagna Teatro Fondazione, Modène ; Göteborgs Stadsteater ; Hrvatsko narodno kazaliste u Zagrebu, Zagreb ; São Luiz Teatro Municipal, Lisbonne ; Schaubühne, Berlin ; Teatros del Canal, Madrid ; Teatr Powszechny, Warszawa
Soutien Tax Shelter du Gouvernement fédéral de Belgique et Club des entreprises partenaires du Théâtre de LiègeHedda Gabler d’Henrik Ibsen, dans la traduction de François Regnault, est publié aux éditions Théâtrales.
Durée : 2h35
La Comédie de Valence
les 26 et 27 avril 2023Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris
du 12 mai au 9 juinMars – Mons arts de la scène
les 28 et 29 juinComédie CDN de Reims
les 13 et 14 décembreLes Théâtres de la Ville de Luxembourg
les 12 et 13 janvier 2024Maison de la Culture d’Amiens
les 17 et 18 janvier
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