Installée à Bruxelles depuis ses débuts, la metteuse en scène a pris, le 1er janvier dernier, la suite de Marcial Di Fonzo Bo à la tête de la Comédie de Caen, où elle compte développer un projet centré sur l’ouverture et la transmission.
Ces dernières années, vous avez essentiellement travaillé en Belgique avec de grands lieux de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Quel regard portiez-vous, alors, sur l’écosystème du théâtre public français que vous rejoignez aujourd’hui ?
Aurore Fattier : J’ai commencé à tourner mes spectacles en France il y a une petite dizaine d’années, mais ne suis véritablement intégrée à la vie des CDN que depuis quatre ou cinq ans, à la faveur de mon compagnonnage avec le directeur de la Comédie de Valence, Marc Lainé, et la directrice de la Comédie de Reims, Chloé Dabert. Grâce à mon association à Reims, j’ai pu découvrir le fonctionnement de ce genre de structure et développer un intérêt pour cette chose unique. En Belgique, il n’existe aucun distinguo entre les scènes nationales et les CDN, et les subventions sont accordées, sur le même plan, aux lieux et aux compagnies. Dans la région Wallonie-Bruxelles, il n’y a plus beaucoup d’artistes à la tête des théâtres, mais surtout des animateurs chargés de la programmation. Or, de mon point de vue, diriger en artiste, comme c’est le cas dans les CDN, est une question passionnante car l’artiste est invité, à la fois, pour créer, pour fédérer d’autres artistes autour de lui et pour insuffler une dynamique artistique au lieu. C’est vraiment ce système très particulier qui m’a attirée en France.
Pourquoi avoir choisi spécifiquement le CDN de Caen avec lequel, a priori, vous n’aviez aucune attache particulière ?
J’avais déjà candidaté, il y a quelques années, pour prendre la tête du Théâtre Varia à Bruxelles, mais c’était la première fois que je postulais en France. On peut effectivement voir cette nomination comme un catapultage car le choix du CDN de Caen résulte, en grande partie, du hasard – même si j’y avais joué Le Firmament il y a un an et avais pu travailler, en 2021, dans L’École des Maîtres –, mais, lorsque j’ai enclenché mon désir pour ce lieu, j’ai pu faire des rencontres extraordinaires avec les tutelles, les équipes et les artistes. À plein d’endroits, dans l’état d’esprit comme dans l’ouverture, cela m’a rappelé la Belgique et j’ai ressenti un gros coup de coeur des deux côtés. Caen est une ville géniale, sans doute un peu mésestimée en France alors qu’elle est très dynamique.
Sortie de l’agglomération caennaise, vous allez devoir gérer des enjeux spécifiques aux territoires ruraux. Comment comptez-vous vous y prendre ?
L’idée de créer une synergie et une synthèse entre l’hyper proche et le lointain est au coeur de mon projet. Grâce à l’itinérance, aux spectacles participatifs, aux spectacles amateurs et à une logique de partenariat avec les scènes nationales et les CDN de la région, je souhaite favoriser l’ouverture sur le territoire et, en même temps, créer un pont vers l’Europe en présentant, à Caen, le travail de metteurs en scènes européens. J’ai aussi à l’esprit la question du renouvellement des publics, y compris en ville. La Comédie de Caen dispose de deux salles : le Théâtre des Cordes et le Théâtre d’Hérouville-Saint-Clair. Dans la première, je souhaite donner leur chance à des propositions artistiques plus audacieuses, plus risquées tandis que, dans la seconde, implantée dans un quartier plus difficile, nous privilégierons, avec ma directrice déléguée Catherine Laugier qui, jusqu’ici, travaillait au Théâtre du Rond-Point, des formats plus ouverts – en famille, en après-midi, pour les jeunes – afin de fédérer de nouveaux publics en leur permettant de venir au théâtre autrement.
Allez-vous vous appuyer, pour cela, sur certains artistes en particulier ?
J’ai décidé de constituer un ensemble pluridisciplinaire composé de douze artistes. Parmi eux, cinq – Julie Duclos, Céline Ohrel, Pauline Peyrade, Julien Gosselin et Claude Schmitz – sont des metteurs en scène de théâtre qui, pour la plupart, déploient un travail de recherche sur les rapports entre l’image et l’art dramatique, soit en se fondant sur des formats littéraires, soit en développant une écriture contemporaine. J’ai également souhaité créer un pôle autour de la philosophie du vivant composé de l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, de l’anthropologue Chloé Latour et du chorégraphe Jérôme Bel qui, de plus en plus, recentre son travail sur le non-humain. À leurs côtés, le comédien et metteur en scène Adama Diop, la journaliste et créatrice du projet Radio Live Aurélie Charon et la chanteuse Rebeka Warrior offriront une ouverture sur la jeunesse, quand l’architecte, scénographe et musicien Stephan Zimmerli travaillera sur un décloisonnement au niveau de l’espace.
On peut imaginer que la plupart, en échange d’un accompagnement de leurs productions, s’inscriront dans une logique de transmission…
C’est effectivement l’un des autres grands axes de mon projet. La Comédie de Caen sera chargée de la coordination de la « Millenial Academy » qui a été imaginée par la communauté urbaine de Caen La Mer pour que la ville se tourne vers l’avenir plutôt que vers le passé. Cette initiative permettra à douze jeunes artistes de bénéficier de workshops et de masterclass avec des artistes sélectionnés par les structures partenaires. En parallèle, pour pallier l’absence d’école supérieure d’art dramatique dans la région Normandie, je souhaiterais monter une Jeune Troupe avec trois jeunes créateurs qui, sur une saison entière, seront complètement impliqués dans la vie de la Comédie de Caen afin qu’ils puissent, en complément de leur projet artistique, toucher à tout.
Vous évoquiez l’intérêt de « diriger en artiste ». Comment appréhendez-vous les questions de management inhérentes à vos nouvelles fonctions ?
Au sujet d’un CDN, je préfère d’abord parler d’artisanat plutôt que d’entreprise. Il ne faut jamais oublier que les gens qui travaillent pour un théâtre le font avant tout, et peut-être plus que dans d’autres domaines, parce qu’ils aiment ça. Partant de ce principe, je crois qu’il est important de mettre tout le monde à l’initiative et au démarrage des projets. De la réalisation du ménage à la construction des décors en passant par l’accueil et la billetterie, chacune et chacun doit être considéré comme un artisan, et mon travail est de permettre que toutes ces personnes travaillent ensemble. C’est une conception de l’ouvrage commun que l’artiste intrinsèquement, parce qu’il en a l’habitude, peut porter. J’ai bien conscience que j’ai beaucoup de choses à apprendre en matière de management et de RH, mais mon projet pour La Comédie de Caen s’appelle « Partage de sensible », et je compte bien, sans être dans des relations affectives ou affectées, l’appliquer aussi dans cette dimension.
Le contexte financier est globalement difficile pour les théâtres publics, et certains lieux craignent de ne plus pouvoir, à terme, remplir l’ensemble de leurs missions. Cette situation ne vous effraie-t-elle pas ?
Il est très important de signifier quand les choses ne vont pas bien, mais je crois que nous pouvons, malgré tout, mener à bien des projets. J’ai aujourd’hui les espoirs, diront certains, d’une oie blanche et je sais que je vais, au fil des mois, me prendre quelques murs, mais je pense qu’en partageant l’outil et en se fédérant entre les différentes structures, nous parviendrons à surmonter une partie de nos difficultés actuelles.
Propos recueillis par Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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