Le Théâtre de Verdure fait son festival depuis le 1er juin et propose une programmation estivale aux petits oignons avec la reprise de la pièce de Shakespeare mise en scène par Audrey Bonnet. Ceinte de grands arbres, la scène est un jardin où l’intrigue se déploie d’une façon athlétique et roborative. Dans ce cadre incroyable, le texte éclate comme un fruit bien mûr et l’on croit l’entendre à nouveau pour la première fois.
C’est les pieds dans l’herbe fraîche et le ciel au-dessus de la tête que l’on découvre cet Hamlet tout en jambes, un Hamlet de plein air, gorgé d’ardeur et d’élan, créé in situ dans un cadre bucolique et paradisiaque : le Théâtre de Verdure du Bois de Boulogne. Le lieu est certes excentré, mais un système de covoiturage sympathique est organisé chaque soir, « à la québécoise », dit-on apparemment – l’idée étant de mettre en relation les spectateur.ices venu.es véhiculé.es et celles et ceux arrivés par les transports en commun afin de les conduire aisément au métro le plus proche. Cela n’a rien d’une anecdote et reflète la dimension hospitalière particulière de ce théâtre à la marge géographique de la capitale qui n’abandonne personne au cœur de la forêt à la nuit tombée une fois la représentation terminée.
C’est dans ce havre où il fait bon passer la soirée que joue Hamlet, dans la clairière, dans une version athlétique imaginée par Audrey Bonnet, qui signe là sa première mise en scène d’envergure. On la connaît comédienne fabuleuse, on la découvre metteuse en scène méticuleuse, et l’humanité qui se dégage habituellement de son jeu se retrouve dans ce geste ample et oxygénant où le texte s’entend comme jamais, porté par une distribution superbe et pleinement engagée. Hamlet est certes l’une des pièces les plus connues, étudiées et jouées de Shakespeare, un chef d’œuvre emblématique du théâtre élisabéthain vu et revu, mais la familiarité avec elle n’empêche pas la sensation de la redécouvrir une fois de plus. La traduction d’Yves Bonnefoy est un miracle de poésie et certaines phrases nous happent comme pour la première fois. Le propre des œuvres de cette trempe est de nous cueillir à chaque âge de la vie différemment, de nous parler depuis le lointain tout en résonant dans le contexte du moment et l’acuité du présent. C’est saisissant comme cette pièce ne prend pas une ride et continue de creuser son sillon en nous.
« Qui va là ? » Ainsi s’ouvre la scène 1 de l’acte I, et c’est Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre qui donne le top départ d’une représentation dans les starting-blocks avec cette phrase lancée dans l’air frais du soir et la pluie qui doucement commence à tomber. Le spectre du père d’Hamlet apparaît au loin comme le veut l’intrigue, mais contre toute attente et convention, il porte short, maillot et casquette blanche sur des chaussettes orange, comme la touche d’humour qui parcourt le spectacle, en état de grâce, sur le fil de l’espièglerie parfois, alternant la gravité propre au drame et la légèreté d’un dispositif très physique. En fantôme du père trop tôt disparu, Mathieu Genet est d’un angélisme désarmant et sa course autour de nous dans cette agora végétale devient celle d’un damné condamné au cercle de l’enfer car assassiné dans son sommeil.
C’est donc sous le signe du sport que s’enclenche cet Hamlet au complet – le texte n’est pour une fois pas coupé, mais parfois transmuté, en pantomime dans la scène des comédiens et en voix off en direct dans la scène du duel final. Les interprètes portent baskets et haut de survêtement, et, paradoxalement, ils ont la classe. Ils s’échangent les rôles comme on se passe le relais avec une fluidité impeccable. Difficile d’en dire plus sans dévoiler ce qui fait le sel et le plaisir de la représentation, mais on peut souligner que Mélody Pini porte merveilleusement son prénom, elle qui campe une Ophélie chantante, mélancolique et innocente, presque flottante et pourtant ancrée – la scène de son enterrement est d’une beauté fascinante –, que Lisa Pajon en Laërte et autres rôles est remarquable de présence et d’intensité, qu’Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre est un Polonius croustillant, et que Julie Pilod, Nicolas Senty, Carles Roméro-Vidal et Clara Pirali complètent magnifiquement cette distribution intrépide et généreuse.
Le personnage central d’Hamlet se décline ici au pluriel, c’est un footballeur de la langue, une équipe à lui tout seul. Sa traversée du deuil est aussi fluctuante que ses états intérieurs : Hamlet a de multiples visages, il pourrait être chacun.e d’entre nous, il cherche d’arrache-pied la justice en faisant éclater la vérité au grand jour. La fameuse scène des comédiens, mise en abyme ultime de ce que peut le théâtre et de son impact sur le cours des évènements, est résumée en une séquence muette inoubliable, noyau de cette version toute en contrastes, en accolades et liberté de jeu. Sur ce territoire bruissant de vie, comédiens et comédiennes se donnent la réplique par la peau quand ils sont proches, en ping-pong au sens propre, ou à travers champ. Les phrases ne se perdent jamais dans la distance et, au contraire, y trouvent un épanouissement, une amplitude nouvelle, un souffle exalté. Dans ce dispositif bi-frontal ouvert et aéré, le théâtre se déploie au milieu des buissons, dénivelés, cyprès, palmiers et autres arbres non identifiés. Dans un coin, une cascade de verdure et ses rochers luisants. Au loin, les échos d’un orchestre résonnent dans l’air mouillé du soir – les grondements du festival Solidays qui bat son plein – et les oiseaux qui s’égosillent et répondent aux acteur.ices avec enthousiasme dans une harmonie qui se goûte comme un privilège dans la tempête qui nous agite. Qu’il est bon de recontacter les classiques de cette façon !
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Hamlet
de William Shakespeare
Traduction Yves Bonnefoy
Mise en scène Audrey Bonnet
Avec Mathieu Genet, Lisa Pajon, Julie Pilod, Melody Pini, Clara Pirali, Carles Roméro-Vidal, Nicolas Senty, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre
Accompagnement aux costumes Clémence Delille
Musique originale Nicolas DelbartProduction Théâtre de Verdure du Jardin Shakespeare – Théâtre Irruptionnel
Avec le soutien de la Mairie de Paris, de la Région Ile-de-France, de l’Adami et de la Spedidam.
Remerciements à Anaïs Romand, Marie Bonnet, Célia Luce, Aliénor Durand, Jérôme Ragon, Théâtre Paris-Villette, Idalio Guerreiro, Nathalie Lerat, Roch Antoine Albaladéjo, Louise Blancardi, Baptiste Latrémouille, l’ARCAL, Antoine Rogge, Mathieu Belair, Corentin BussonDurée : 2h45
Théâtre de Verdure, Bois de Boulogne
du 29 juin au 13 juillet 2024
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