Alors que la 78e édition de la manifestation théâtrale touche à sa fin, retour avec Mariano Pensotti, Lola Arias et Tiziano Cruz sur la façon dont leur travail interroge la situation politique de leur pays depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau président, Javier Milei.
À l’occasion des élections législatives, les articles dans la presse généraliste – comme les publications sur les réseaux sociaux – se sont succédés pour détailler la destruction méthodique des politiques publiques à l’œuvre dans les pays européens où l’extrême droite gouverne, que ce soit seule (Hongrie), avec une coalition (Italie), en tant que membre du gouvernement (Finlande, Pays-Bas, Slovaquie) ou en soutien sans participation au gouvernement (Suède). Mais, depuis la fin de l’année 2023, un autre pays est régulièrement sous les regards des journalistes : l’Argentine, où le nouveau président élu Javier Milei mène tambour battant une politique d’extrême droite ultralibérale. Dérégulation de l’économie et du marché du travail, coupes sombres dans les aides publiques, démantèlement du ministère des femmes, des genres et de la diversité, ainsi que de l’Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme (Inadi), fermeture de l’agence de presse argentine Télam – la plus importante agence de presse d’Amérique latine –, suppression du ministère de la Culture sont autant de mesures prises depuis l’accession au pouvoir du président.
Alors que l’espagnol était la langue invitée de la 78e édition du Festival d’Avignon, et qu’à cette occasion trois artistes originaires d’Argentine figuraient dans la programmation, comment envisagent-ils et elle leur travail au vu de ce contexte politique, et quelles réflexions cela suscite-t-il sur leurs œuvres ? Pour Mariano Pensotti, qui vit à Buenos Aires et dont le travail est fréquemment présenté sur les scènes européennes, sa création proposée pour le Festival d’Avignon est traversée par des questions politiques excédant l’histoire narrée par le spectacle.
Comme l’explique l’auteur et metteur en scène, Une Ombre vorace occupe une place particulière dans son travail. Réunissant deux acteurs français, le spectacle est plus léger techniquement que ce qu’il a l’habitude de développer au sein de son collectif Grupo Marea. C’est qu’il s’agit d’une commande pensée spécifiquement pour le Festival et devant répondre au principe de l’itinérance. « Partir avec un spectacle à la rencontre d’un public qui n’est pas le public habituel du Festival, et être dans une relation de proximité avec lui, ont été des éléments importants dans mon choix de répondre à cette invitation. Au vu de la situation politique terrible, imaginer des structures plus légères qui permettent de rentrer en contact avec des personnes vivant en périphérie des grandes villes trouve tout son sens. » Une démarche qui nourrit plus largement ses réflexions et l’amène à repenser « les formes de résistance au sein de la création et de la production ».
Lutter contre les procédés fallacieux
Pour Lola Arias, cette nécessité « d’inventer de nouvelles formes de résistance pour maintenir la relation avec l’art, l’art étant ce qui nous maintient vivant », est essentielle. L’artiste installée à Berlin depuis cinq ans, et dont le travail se balade entre les disciplines et médiums – théâtre, cinéma, installation, performance –, proposait dans le cadre du Festival Los días afuera. Un spectacle à la démarche émouvante réunissant six interprètes, femmes cisgenres et personnes trans, toustes partageant une expérience de la prison. Soulignant l’engagement d’une équipe nombreuse autour de cette création – travailleur.euses sociaux.ales, militant.es, psychologues, avocat.es, etc. – pour l’accompagnement des interprètes, rappelant la capacité de ce projet, au-delà de la démarche artistique, d’aider ces femmes et personnes trans à retrouver confiance, sentiment de légitimité et assurance, Lola Arias évoque l’importance de l’existence de ce type de projets aujourd’hui. « Le ministère de la Culture et diverses institutions de soutien à la création ayant été supprimés en Argentine, les artistes sont dans une grande vulnérabilité. Cela rend d’autant plus nécessaire que les artistes s’associent à d’autres personnes vulnérables, afin de faire naître des projets permettant de porter d’autres récits. Nous avons besoin d’histoires et de récits différents et je pense que le théâtre documentaire peut prouver que même dans les pires moments, une solidarité peut se construire. »
Cette question de la solidarité est centrale, tant les gouvernements d’extrême droite partagent parmi leurs modes opératoires la falsification de l’histoire afin de mettre en place des récits sélectifs et fantasmés et d’exacerber les fractures entres les populations, voire d’en invisibiliser. Lola Arias évoque ainsi la stratégie politique du gouvernement argentin qui travaille « à faire naître une inimitié entre artistes et classes populaires, en prétendant que les artistes ôtent le pain de la bouche des plus nécessiteux ». Un procédé fallacieux qui induit le postulat selon lequel « aucun artiste ne viendrait des classes populaires et aucune personne issue des classes populaires ne s’intéresserait à l’art ».
Œuvre politique
Toutes ces questions du rapport à la périphérie, du rôle du documentaire, de l’importance pour les communautés minorisées et marginalisées de se réunir, et de la nécessaire lutte contre l’invisibilisation et la fragmentation des classes et groupes sociaux irriguent le travail et la pensée de Tiziano Cruz. L’artiste argentin dont les créations ont déjà été jouées au Chili, au Brésil, au Mexique, aux États-Unis, au Canada, au Portugal, en Espagne, en Suisse, en Allemagne et en Finlande présentait pour la première fois son travail en France. Et qu’il s’agisse de Soliloquio (me desperté y golpeé mi cabeza contra la pared) ou de Wayqeycuna, ces deux spectacles tirés d’une trilogie autobiographique résonnent comme des gestes artistiques aux propos politiques forts.
Jamais dupe de sa propre position d’artiste minoritaire – Tiziano Cruz étant originaire de la communauté Wayqeycuna du nord de l’Argentine – l’artiste explique « porter une attention particulière à la façon dont son œuvre est définie. Mon travail est souvent qualifié de théâtre documentaire ou d’autofiction, mais cette définition consiste à brader le matériau artistique et la recherche que je développe. Il ne s’agit pas seulement dans mes spectacles de l’histoire d’un gars pauvre issu d’une communauté indigène et de la périphérie, dont le témoignage va susciter de l’émotion chez le public. C’est une œuvre politique. À travers mon récit se déplie l’histoire de ma communauté, ainsi que celles de tant d’autres, toutes marginalisées et objet de la xénophobie. »
Une volonté de résister
Que représente, alors, le fait de porter ces récits extrêmement puissants dans le contexte politique actuel ? Pour cet artiste dont le travail consiste à rendre visible des cultures et communautés autochtones, si le contexte actuel en Argentine est dangereux, cela n’est pas récent. « L’effacement de la diversité et le blanchiment de la société existent en Argentine depuis la colonisation première de l’Amérique au XIXe siècle et cela s’est prolongé tout au long du XXe siècle. La différence actuelle étant que la politique de Javier Milei affecte les classes moyennes – qui se retrouvent elles aussi en difficultés face aux contradictions de sa politique. »
Comment, en tant que personne issue d’une minorité marginalisée, ignorée, invisibilisée, envisage-t-il son futur ? Loin de baisser les bras, Tiziano Cruz affirme sa volonté de résister. Et tout comme l’artiste évoque volontiers sa position aussi périphérique que combative quant à la langue espagnole de cette 78e édition – « Je ne suis pas invité pour mettre en valeur la langue espagnole, mais pour montrer comment cette langue a effacé et invisibilisé d’autres langues, dont celle de ma communauté », souligne-t-il –, il entend continuer son travail de résistance. « C’est chez moi, c’est mon pays. J’ai bien conscience de mes difficultés à trouver une place dans les réseaux théâtraux en Argentine – mon travail a une plus grande répercussion à l’international. Je sais que très peu de personnes viennent voir mes spectacles en Argentine, que les médias ne les annoncent pas, mais c’est là que je vis, c’est ma terre et je ne veux pas partir. » Peut-être parce que, aussi dur que soit le contexte, Tiziano Cruz défend et travaille dans ses pièces la question de l’espoir. « Un concept qui est pour moi le moyen de faire face au capitalisme, de nous positionner en tant que sujet, de construire de nouvelles communautés et de nouveaux liens. »
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
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