Le directeur du TNB reprend, près de vingt-cinq après sa création, sa toute première mise en scène, et fait de l’ultime pièce de Molière le tombeau de l’ancienne génération et le berceau d’une nouvelle.
Il faut le voir débarquer cet homme, claudicant, égrotant, régulièrement interrompu par des quintes de toux durant la litanie de remèdes, savamment chiffrés, qu’il déverse : « un petit clystère insinuatif », « un bon clystère détersif », « un julep hépatique », « un clystère carminatif »… Habituellement comique dans sa façon, d’entrée de jeu, de donner au personnage d’Argan un air ridicule dopé aux potions farfelues, l’incipit du Malade imaginaire ne prête, cette fois, nullement à rire. Chez Arthur Nauzyciel, le Malade n’a rien d’imaginaire, mais souffre d’un mal bien réel, qui le tue, le ronge, le lessive, et contre lequel les remèdes de pacotille apparaissent comme autant de coups d’épée dans l’eau, presque contre-productifs. C’est que ce Malade-là ne représente pas vraiment, ou pas uniquement, l’hypocondriaque et indécrottable Argan, mais aussi, et surtout, Molière lui-même qui, le 17 février 1673, est mort d’une rupture d’anévrisme lors de la quatrième représentation de son Malade imaginaire. Et Arthur Nauzyciel de donner, alors, à cet ultime chef d’oeuvre une dimension vertigineuse.
Une fois ses comptes effectués, Molière-Argan ne tarde d’ailleurs pas à se mettre en retrait pour mieux convoquer les personnages de sa propre comédie, qui apparaissent dans un espace mental traversé par des voiles amovibles et vaporeux. Assis sur un ersatz de trône installé au beau milieu du public et armé d’une série de répliques aussi rares que désobligeantes – dont la tranchante « Les sottises ne divertissent point » –, le dramaturge a l’allure d’une statue du Commandeur sous le joug de qui le théâtre pourrait, tout à la fois, advenir et se consumer. Sous son regard sévère, Argan, Toinette, Angélique, Cléante et consorts se mettent à jouer leur partition, avec l’allure de fantômes qu’on croirait sortis d’un lointain passé ou de l’esprit d’un vieillard qui, dans un ultime délire, verrait se rejouer la pièce de ses derniers jours. D’autant que, et c’est là son coup de maître, Arthur Nauzyciel ne tarde pas à intercaler dans cette comédie noire un fragment du Silence de Molière. Dans ce fascinant travail de recherche, Giovanni Macchia retrace la vie de l’énigmatique fille du dramaturge, Esprit-Madeleine Poquelin, pour qui Molière avait écrit un rôle dans Le Malade imaginaire, celui d’une fillette de 7 ou 8 ans, délatrice et effrontée, dénommée Louison, que son héritière rebelle avait toujours refusé d’endosser.
Habituellement occultée par les metteurs en scène au prétexte qu’elle serait dramaturgiquement inutile, cette discussion entre Argan et Louison et, à travers eux, entre Molière et Esprit-Madeleine a cette fois bel et bien lieu, et donne au spectacle un tour définitivement testamentaire. À partir de cette scène, où la violence patriarcale se mêle à des gestes un peu trop affectueux, Le Malade imaginaire est mis à l’os et résonne avec une acuité autofictionnelle qu’on lui méconnaissait. Au rythme de quelques notes de piano qui, dans leur manière lancinante de revenir, forment progressivement un tourbillon tragique, chaque sous-entendu, chaque allusion au mal de Molière, et aux errements de sa vie de dramaturge, apparaissent en pleine lumière. À commencer par la cruauté envers sa propre personne : « C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies (…), enrage Argan. Si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. (…) et je lui dirais : ‘Crève, crève, cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté.’ » De quoi brouiller les frontières entre le réel et la fiction, mais aussi entre les morts et les vivants qui, ici, se regardent en chiens de faïence pour mieux se défier et, paradoxalement, se passer le relais.
Car, si cette pièce est bien un tombeau, elle devient également, sous l’influence d’Arthur Nauzyciel, le berceau d’une nouvelle génération. En reprenant sa toute première mise en scène, le directeur du Théâtre National de Bretagne (TNB) s’inscrit dans une logique de transmission aux multiples entrées. Tandis que Laurent Poitrenaux et Catherine Vuillez, bouleversants d’incandescence dans leurs rôles respectifs de Molière et d’Esprit-Madeleine, étaient déjà présents dans la distribution d’origine, qu’Arthur Nauzyciel, qui incarnait, il y a près de 25 ans, le fils Diafoirius, reprend le rôle du père Diafoirius, confié à l’époque à son propre père, ce sont les jeunes comédiens de la promotion 10 de l’École du TNB qui constituent les gros des troupes de cette re-création. Si certains, sans doute impressionnés par ce grand bain intellectuel, peinent à trouver leurs marques dans la première partie, tous, à commencer par Raphaëlle Rousseau et Hinda Abdelaoui, parviennent, après l’intermède d’Esprit-Madeleine et grâce à leurs échanges plus directs avec Laurent Poitrenaux, à hausser leur niveau de jeu, et à faire basculer la représentation. Preuve qu’ils sont fin prêts à saisir le relais que leur tend Arthur Nauzyciel, avec cette générosité teintée d’émotion qui, toujours, accompagne un retour aux sources.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Malade imaginaire ou le Silence de Molière
d’après Le Malade imaginaire de Molière et Il Silenzio di Molière de Giovanni Macchia
Mise en scène et adaptation Arthur Nauzyciel
Avec Hinda Abdelaoui, Aymen Bouchou, Valentin Clabault, Maxime Crochard, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux, Arthur Rémi, Raphaëlle Rousseau, Salomé Scotto, Catherine Vuillez
Assistanat à la mise en scène Raphaël Haberberg, Théo Heugebaert
Scénographie Claude Chestier
Costumes Claude Chestier, Pascale Robin
Lumières Marie-Christine Soma
Création sonore Xavier JacquotProduction de la version 2022 Théâtre National de Bretagne
Coproduction Ville de Pau
Production de la création 1999 CDDB – Théâtre de Lorient, Centre dramatique national ; Centre dramatique national de Savoie ; Compagnie 41751/Arthur NauzycielDurée : 2h40
Théâtre National de Bretagne, Rennes – création
du 3 au 16 mai 2023Le Foirail, Pau
les 13 et 14 décembreComédie, CDN de Reims
du 17 au 19 janvier 2024Théâtre Nanterre-Amandiers
du 26 janvier au 10 février 2024Maison de la Culture de Bourges, Scène nationale
le 21 févrierComédie de Caen, CDN de Normandie
les 13 et 14 marsPoints Communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise
du 3 au 5 avrilLe Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque
les 11 et 12 avrilLa Villette, Paris
du 24 au 27 avril
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