Au Théâtre National de Bretagne, Arthur Nauzyciel présente sa mise en scène praguoise de La Ronde de Schnitzler. Une version radicalement sombre, non sans beauté, mais sans désir, où la mort rôde sur fond de fascisme rampant.
Dans Splendid’s ou La Dame aux camélias, pour ne citer que deux productions récentes, Arthur Nauzyciel a si bien su mettre en scène l’attraction délicate et sulfureuse qui anime des corps que La Ronde de Schnitzler semblait écrite pour lui. Voilà qu’il en signe une version singulière dans laquelle sont écartés le désir, la séduction, la sensualité qui constituent le cœur même du propos. L’écrivain autrichien y dépeint, et exhibe, la société viennoise de son temps dans une sorte de manège érotico-amoureux d’une précision horlogère. Dix personnages se rencontrent furtivement à l’occasion d’un ébat fugace, se disent aussitôt adieu et regagnent les bras d’un autre partenaire. Les couples se font et se défont, se composent et se recomposent. Jeunes ou vieux, de haute comme de basse extraction, ils représentent toutes les couches sociales, et apparaissent dans l’intervalle succinct de l’avant et de l’après acte sexuel, se laissant aller à la circulation et à la consommation immédiates et transgressives du désir.
Ce n’est pas tant la valse des amants et leurs passions que veut raconter le spectacle, mais plutôt la fuite du temps et l’extinction d’un monde. La dérive morale de la pièce est moins intime que profondément politique. Nauzyciel convoque les fantômes du nazisme en exposant en fond de scène la reproduction vertigineuse du plan de Germania, la ville rêvée par Hitler et dessinée par son architecte Albert Speer, et déplace ainsi l’action dans les années 1930. Un moyen de rappeler les persécutions antisémites subies par Schnitzler, qui était d’origine juive, et d’expliquer les violentes attaques contre la pièce, au-delà du choc causé par sa portée licencieuse.
Les amants sont plongés dans une froideur quasi spectrale. À dessein, la prostituée qui ouvre le bal scandaleux de Schnitzler est représentée tel un ange de la mort avec une large bouche de vampire grimaçante. Une danse zombique, chorégraphiée par Phia Ménard, mime un coït brutal et méchamment mécanique. La chair est triste, le sexe est morne, dans la lumière livide qui contraste avec l’obscurité du décor : sous une arcade écrasante, les acteurs se postent et ne quittent plus la place, formant petit à petit un cortège. La plupart d’entre eux arrivent par un tramway qui va et vient dans le crépuscule de la nuit et le brouillard blafard qui l’enveloppe. Chacun s’extrait du wagon vide et de sa solitude effroyable pour rejoindre un partenaire. Les acteurs du Théâtre National de Prague épousent la gravité du propos de leur metteur en scène. Ils offrent de magnifiques présences et un jeu très contenu, d’une sensibilité aiguë. Mais ils sont trop souvent prostrés quand ils ne tanguent, ne rampent comme des fauves fatigués ou ne s’écroulent.
« Creuser ce que le texte raconte au-delà de la dimension boulevardière dans laquelle on l’a souvent réduit », telle est l’intention affichée par le metteur en scène. Elle est fort louable de la part d’un artiste qui ne cède en effet jamais à la frivolité et sait réinventer tout ce à quoi il touche, bien souvent de manière pertinente et passionnante. Pour autant, priver la pièce de sa joyeuse jouissance, l’obscurcir à outrance demeure contestable. Bien sûr, La Ronde est empreinte d’un palpable désenchantement, mais elle n’est pas sans une folie, une volupté et une légèreté que le travail proposé cherche à éteindre exagérément au point de rendre les accouplements exposés complètement dépassionnés. Ce n’est pas l’amour, mais le manque d’amour, l’absence, la fuite, l’agonie qui mènent La Ronde.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
La Ronde
Texte Arthur Schnitzler
Traduction Pavel Novotný
Mise en scène Arthur Nauzyciel
Avec les actrices et les acteurs du Théâtre National de Prague Jindřiška Dudziaková, Vladimír Javorský, Šimon Krupa, Veronika Lazorčáková, David Matásek, Robert Mikluš, Gabriela Mikulková, Jana Pidrmanová, Pavlína Štorková, Petr Vančura
Dramaturgie Marta Ljubková
Chorégraphie Phia Ménard
Scénographie Riccardo Hernández
Son Xavier Jacquot
Lumières Scott Zielinski
Costumes Marek CpinProduction Národní Divadlo / Théâtre National de Prague
Coproduction Théâtre National de BretagneDurée : 2h
Théâtre National de Bretagne, Rennes
du 23 au 26 novembre 2022
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