Au Théâtre de la Ville, le metteur en scène transforme le célèbre conte initiatique de Voltaire en livre d’images où le plaisir de jouer le dispute aux grincements de la pensée critique.
Le voilà donc « le meilleur des mondes possibles », celui où Dieu, à en croire Leibniz dans son Essai de Théodicée, n’aurait pas pu mieux faire, celui contre lequel Voltaire, à travers Candide, se bat, arguant que le degré de souffrance y est trop important pour justifier un quelconque optimisme et se satisfaire de la théorie d’optimum divin chère au philosophe allemand. L’assertion est d’autant plus énorme, et structurante pour comprendre la critique du penseur français, qu’Arnaud Meunier, dans l’adaptation qu’il en livre au Théâtre de la Ville, l’inscrit, d’entrée de jeu, au sommet de son décor. Façon de renforcer le ridicule de la bande de bras cassés qui se présente en-dessous. Car il y a là Monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh, « l’un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie » grâce à son château équipé d’une porte et de fenêtres, Madame la baronne et ses trois cent cinquante livres – soit près de 160 kilos –, leur fille Cunégonde « fraîche, grasse, appétissante », le précepteur et spécialiste de la « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie » Pangloss – double cruel de Leibniz –, et Candide, bien sûr, qui ne tarde pas à se faire chasser, « à grands coups de pied dans le derrière », du plus agréable des châteaux possibles après avoir conté fleurette, d’un peu trop près, à Cunégonde.
Pour le jeune garçon, « au jugement assez droit et à l’esprit le plus simple », cet exil forcé se transforme, bien vite, en calvaire initiatique. Du Portugal au Surinam, de Cadix à Constantinople, il ne cesse, comme si tous les malheurs du monde s’abattaient sur lui, de croiser la route des plus grands malfrats de la Terre, de violeurs et de menteurs, de voleurs et d’inquisiteurs, qui l’asservissent, le battent, le fouettent, et menacent même de l’immoler pour empêcher qu’un nouveau séisme ne ravage Lisbonne. Au fil de ce périple en forme de chemin de croix, il peut néanmoins compter sur quelques alliés – la vieille, Cacambo, Martin – qui l’aident à retrouver ceux qu’il croyait à jamais perdus, mais aussi à trouver son chemin de Damas, au bout duquel, dans sa métairie participative, il répétera à l’envi le fameux, et largement commenté : « Il faut cultiver notre jardin ». Aux trente chapitres de ce conte philosophique – que Joann Sfar avait adapté en bande dessinée au début des années 2000 –, Arnaud Meunier donne l’allure d’un livre d’images. Dans la scénographie massive de Pierre Nouvel, conçue à la manière d’une boîte de projection, les scènes se succèdent les unes aux autres comme autant de mini-tableaux qui, une fois assemblés, formeraient une terrible fresque du monde tel qu’il ne va plus. Si le procédé s’avère un peu répétitif et scolaire dans son exécution, il n’en est pas moins suffisamment bien amené, et emmené, pour donner, avant toute chose, l’impression d’une grande fluidité.
Surtout, dans son travail d’adaptation de l’œuvre de Voltaire, réalisé en étroite collaboration avec Parelle Gervasoni, Arnaud Meunier a agi avec le doigté des fins connaisseurs qui parviennent, en dépit de nécessaires coupes, à en préserver l’essence et la limpidité. Si sa restitution scénique tient à conserver la forme très narrative du conte, et donc, par le discours indirect qu’il impose largement, induit une certaine mise à distance de la part de femmes et d’hommes qui racontent plus qu’ils ne vivent les événements, cet effet est joliment contrebalancé par la puissante générosité du jeu. Le metteur en scène a bien compris que les personnages dessinés par le philosophe français n’étaient que des archétypes, des figures, des avatars hauts-en-couleur sur lesquels il était judicieux de s’appuyer pour faire naître l’humour, une certaine forme de burlesque, de bouffonnerie, voire de franche pantalonnade. Avec une énergie et un esprit de troupe remarquables, les comédiens, accompagnés par les musiciens Matthieu Desbordes et Matthieu Naulleau aux coupes de cheveux dignes des Beatles, s’en donnent alors à cœur joie pour innerver leur(s) rôle(s) de toute l’ironie voltairienne, et révéler le côté grinçant de son œuvre. Si ce parti-pris ne parvient pas toujours à restituer le degré de dureté, et de cruauté, du philosophe français – en ce qu’il ne prend, parfois, pas suffisamment de champ par rapport au récit pour en livrer l’exacte profondeur –, il réussit, malgré tout, avec entrain et joie de jouer, à s’ériger contre Leibniz, le mal et les vices de l’Homme, mais aussi contre le fanatisme religieux qui, à la manière de Candide, a malheureusement traversé les siècles pour venir jusqu’à nous.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Candide
Texte Voltaire
Mise en scène Arnaud Meunier
Collaboration artistique Elsa Imbert
Version scénique, dramaturgie et assistanat à la mise en scène Parelle Gervasoni
Avec Cécile Bournay, Philippe Durand, Gabriel F, Romain Fauroux, Manon Raffaeli, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Frederico Semedo, Matthieu Desbordes, Matthieu Naulleau
Composition musicale Matthieu Desbordes, Matthieu Naulleau
Scénographie et vidéo Pierre Nouvel
Lumière Aurélien Guettard
Costumes Anne Autran
Perruques et maquillage Cécile Kretschmar
Regard chorégraphique Jean-Charles Di ZazzoProduction à la création La Comédie de Saint-Étienne – CDN
Reprise en production depuis février 2021 MC2: Maison de la Culture de Grenoble
Avec le soutien du DIESE # Auvergne-Rhône-Alpes, dispositif d’insertion de L’École de la Comédie de Saint-Étienne, du Fonds d’Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques, de la DRAC et de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur et de la SPEDIDAM.Durée : 2 h
Théâtre de la Ville, Paris
du 9 au 18 février 2022Les Quinconces – L’Espal, Scène nationale du Mans
les 22 et 23 févrierLes Théâtres, Jeu de Paume, Aix-en-Provence
du 9 au 11 marsComédie de Saint-Etienne
les 23 et 24 mars
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !