Au Théâtre de la Tempête, le metteur en scène français, installé en Belgique, imagine un innovant et ambitieux dispositif déambulatoire pour traverser, en deux parcours distincts, douze nouvelles de l’auteur américain, mais reste assez largement au seuil de son univers.
S’inspirer du style Raymond Carver, de la façon dont le père du dirty realism a bousculé la littérature outre-Atlantique pour, à son tour, faire turbuler le théâtre de ce côté du monde. Tel paraît être le projet d’Armel Roussel qui, avec Soleil, se lance dans une audacieuse traversée de douze nouvelles de l’auteur américain. Rompu à l’adaptation de textes du répertoire, classique (Hamlet, Ivanov, Ondine, L’Éveil du printemps, Baal…) ou contemporain (Roberto Zucco, Les Européens, Yukonstyle…), mais aussi aux spectacles de création (La Peur, Long Live The Life That Burns The Chest, Ether/After…), le prolifique metteur en scène français, installé en Belgique, ne s’était jusqu’ici jamais confronté à la littérature non dramatique pour tenter de la transformer en substrat théâtral, capable de faire naître des situations de jeu. Pour ce baptême du feu, Armel Roussel a vu les choses en grand et imaginé un dispositif qui brise les codes traditionnels de la représentation. Réunis au coeur de la salle commune du Théâtre de la Tempête, à l’occasion d’un bingo animé par la voix suave de Coline Wauters, les spectatrices et spectateurs sont d’abord scindés en six groupes d’une quinzaine de membres, en fonction de la couleur du bracelet qui leur a été remis à l’entrée. Guidés par les comédiennes et les comédiens de la compagnie [e]utopia, les Bleus, les Noirs, les Blancs, les Rouges, les Blancs et les Dorés sont alors invités à se diriger vers six stations différentes, comme autant de textes de Carver qui seront joués en simultané pendant une vingtaine de minutes. Selon deux parcours distincts, la « Face A » et la « Face B », qui obligent les spectatrices et spectateurs à revenir deux fois pour voir le spectacle dans son intégralité, chacun des groupes va ainsi cheminer toute la soirée pour découvrir un total de six nouvelles, entrecoupées, à la mi-temps, par un court entracte-bingo.
Affilié au groupe des Gris, et suivant la « Face B », il nous aura ainsi été donné d’observer, dans l’ordre d’apparition, Toutes les petites choses, Débutants, Personne ne disait rien, Intimité, Gloriette et Cathédrale, tandis que les aventuriers de la Face A auront pu apprécier Tais-toi, je t’en prie, Pourquoi l’Alaska ?, Débranchés, Fièvre, Plumes et Where’s everyone ?. Du plateau de la grande salle de La Tempête, scindé en plusieurs espaces grâce à d’immenses rideaux, à la buanderie, de la micro cabane qui jouxte le théâtre à la petite salle de répétition située à l’étage, en passant par un barnum installé à l’extérieur, la pérégrination mobilise des terrains de jeu peu communs, auxquels Armel Roussel, avec l’aide de Alissa Maestracci, offre à chaque fois une identité singulière, concrète (la cuisine de Toutes les petites choses, la chambre d’hôtel de Gloriette…) ou plus figurative (l’espace mental psychédélique de Personne ne disait rien, la rêverie fumeuse d’Intimité, la cabine d’enregistrement confidentielle de Cathédrale…), à l’image des nouvelles de Carver qui, sans cesse, alternent entre le réalisme le plus prosaïque et une forme de réalité transfigurée. Sous-tendu par une logistique que l’on imagine conséquente, mais dont on ne décerne, à l’échelle individuelle, aucune couture, l’enchaînement de ces micro-spectacles provoque autant de rencontres de très grande proximité avec des personnages que l’on pourrait, si on le souhaitait, presque toucher du doigt – exception faite de Cathédrale, seule nouvelle à être jouée intégralement en voix off pré-enregistrée – afin de saisir leur matérialité.
Tous ont en commun d’être des girls et boys next door, des individus à l’allure banale, sans trajectoire spécifique, qui pourraient être des voisins, des connaissances, des amis et même des membres de notre famille ; mais tous ont aussi en commun d’avoir une vie intérieure à ce point intense qu’elle en vient à les déborder et à les déporter dans une zone grise mentale où rationalité et folie plus ou moins douce se confrontent et se confondent, comme révélateur d’un puissant mal-être. Il en va ainsi de cette femme qui, dans Toutes les petites choses, compare son existence à celle des limaces que son voisin s’emploie à exterminer, de ces deux couples qui, dans Débutants, s’alcoolisent à outrance et en viennent à tenter de définir ce qu’est l’amour sans y parvenir réellement, de cet adolescent qui, dans Personne ne disait rien, échappe à une cellule familiale violente en se réfugiant dans ses fantasmes sexuels, de cet ex qui, dans Intimité, relate sa version de l’histoire qu’elle a vécue avec un auteur à succès, de ces deux tenancières d’hôtel qui, dans Gloriette, repasse les plats de leur relation finissante, et de cet homme qui, dans Cathédrale, malgré son scepticisme premier, se retrouve chamboulé par la visite d’un ami, aveugle, de sa femme. Loin de valoir seulement pour eux-mêmes, ces portraits qui, comme le dit très justement Armel Roussel, « creusent profond l’air de rien », trouvent leur justesse, leur ironie et leur cruauté dans le miroir, tout juste grossissant, qu’ils tendent à celles et ceux qui les lisent, ou les regardent. Si, avec Carver, la catharsis ne fonctionne pas à plein, tant la part dirty du realism, fait office de repoussoir, ses précipités de vies en eaux saumâtres agissent en sous-main, et font travailler la poutre des manquements, des insuffisances, des petits arrangements, des choses inavouées et inavouables de tout un chacun.
Malheureusement, si les multiples cadres de jeu imaginés par le metteur en scène s’avèrent séduisants au premier coup d’oeil et en mesure, par leur minutie et l’ambiance qu’ils génèrent, de décaler le regard, l’appréhension des six nouvelles de la « Face B » se révèle, dans l’ensemble, assez lisse et fade. S’il est possible de pressentir le côté sulfureux de ces textes, de flairer leur parfum vénéneux, qui, parfois, les fait quasiment tendre du côté du fantastique, ils se trouvent ici insuffisamment activés. Malgré l’engagement des comédiennes et des comédiens, et tout particulièrement de Sam Chemoul, Chloé Monteiro et Arnaud Chéron, la direction d’acteurs d’Armel Roussel semble trop sage pour prendre les situations à bras-le-corps, les extirper du naturalisme où elles ont tendance à s’enferrer et saisir toute la complexité des personnages dessinés par Carver. Peut-être peut-on également y voir les effets collatéraux d’un dispositif qui, en soumettant la totalité des nouvelles aux mêmes impératifs d’adaptation – qui doit tenir en 20 minutes chrono –, empêche la plupart des textes de prendre leur envol, de dévoiler toute leur profondeur, qui, chez l’auteur américain, s’installe au long d’une écriture où rien n’est laissé au hasard, et de ne pas tomber à plat. D’autant que, si Armel Roussel entendait, grâce à cette déambulation théâtrale, « offrir au public un spectacle festif […] où on a le goût d’être ensemble », les règles strictes qui sont imposées aux spectatrices et spectateurs – le silence le plus complet, y compris lors des déplacements, et l’absence d’applaudissements à l’issue de chaque micro-pièce, afin de ne pas gêner les représentations encore en cours – font de cette expérience apparemment hors des sentiers battus un moment de théâtre où, une nouvelle fois, l’addition d’individualités prime sur le collectif rassemblé.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Soleil
d’après Raymond Carver
Mise en scène Armel Roussel
Avec Paul-Adrien Bertrand, Sam Chemoul, Arnaud Chéron, Romain Cinter, Jade Crespy, Carole Gantner, Lucie Guien, Fatou Hane, Serge Yéroné Koto, Ashley Martin, Vincent Minne, Chloé Monteiro, Eva Papageorgiou, Jarmo Reha, Anthony Ruotte, Lode Thiery, Aymeric Trionfo, Uiko Watanabe, Coline Wauters, Judith Williquet, Jeanne De Mont (voix), Karim Barras (voix), Koumarane Valavane & Indianostrum (film)
Création musicale et sonore Pierre-Alexandre Lampert, Ashley Martin, Théophile Rey, Coline Wauters, Sarah Wéry, Judith Williquet
Coordination sonore Théophile Rey
Lumières Stéphane Babi Aubert
Direction technique Nicolas Ahssaine
Régie générale José Moya
Décor Alissa Maestracci
Costumes Coline Wauters
Vidéo Simon Benita, Koumarane Valavane & Indianostrum
Assistanat général Joe GardoniProduction [e]utopia/Armel Roussel
Coproduction Théâtre Varia – Centre dramatique de la Fédération Wallonie-Bruxelles ; Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France ; La Coop asbl et Shelter prod
Avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles-Service du théâtre et de l’aide à la diffusion de la ville de Paris
Avec le soutien de taxshelter.be, ING et du tax-Shelter du gouvernement fédéral belge, de Wallonie-Bruxelles Théâtre-Danse et du dispositif d’insertion de l’École du Nord, financé par le ministère de la Culture et la région Hauts-de-France
En coréalisation avec le Théâtre de la Tempête(e)utopia est sous contrat-programme avec le ministère de la Culture de la fédération Wallonie-Bruxelles.
Durée : 3h30 (entractes compris)
Spectacle en deux parcours qui permettent, chaque soir, de découvrir six nouvelles de Raymond CarverThéâtre de la Tempête, Paris
du 6 au 22 juin 2025Théâtre du Nord, Lille
du 30 septembre au 4 octobreThéâtre Varia et Théâtre les Tanneurs, Bruxelles
du 14 au 22 novembre
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