Avec Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer, Anne Conti porte à la scène un texte inédit de Virginie Despentes, qui affirme haut et fort notre capacité à changer l’ordre du monde. Du futur punk, de l’espoir pour la révolte, entre analyse des rapports de force et méthode Coué, qu’une mise en scène pluridisciplinaire donne à découvrir dans toute sa force et sa clarté.
Si vous pensez que tout est perdu, que ce monde court à sa perte, que la violence et l’injustice lui sont consubstantielles, allez donc voir Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer. De toute façon, il n’y a pas le choix : « Si vous ne changez pas le monde, vous allez tous crever », rappelle Virginie Despentes à cette jeune génération à laquelle elle s’adresse depuis son statut de femme qui a pris de l’âge et de l’expérience. Comment ne pas céder au fatalisme d’un monde gouverné par le T.I.N.A. (There Is No Alternative) ? Comment ne pas croire qu’il est impossible de renverser l’ordre établi, capitaliste, patriarcal ? On le peut, lance Despentes. Car l’inéluctable n’est pas l’ordre du monde. Non. « Ce qui est irrémédiable, c’est la rapidité avec laquelle la réalité se réinvente. »
Renversant renversement. On aimerait tant la croire. Et peut-être Despentes a-t-elle raison, se dit-on au sortir de ce spectacle. De ce texte écrit en 2020, inédit, porté aujourd’hui sur scène par Anne Conti en compagnie de deux musiciens multi-doués (Rémy Chatton et Vincent Le Noan) émane, comme souvent avec l’autrice, une force d’entraînement que produit une prose qui cogne, vindicative, excessive, dont le magnétisme repose sur un art consommé de la formule et une radicalité que l’âge avançant émousse à peine. Avec la complicité de Phia Ménard, Anne Conti la donne à entendre grâce à une mise en scène pluridisciplinaire. Tout commence dans un nuage de fumigènes que déchire une entame musicale en mode guitare électrique saturée, digne d’un concert de (hard) rock, doublée du dévoilement de l’esthétique punk d’une scéno déglinguée. Parpaings, placo et sommier explosés construisent un paysage de maison en ruines, comme après un bombardement, qu’Anne Conti, visseuse à la main, rafistolera, élevant au passage un écran rond où vont, dans la seconde moitié du spectacle, se projeter les images vidéos très suggestives de Cléo Sarrazin. Se saisissant du texte avec une certaine lenteur – afin que ses mots aient le temps de se déposer dans l’esprit du spectateur, dit-elle –, Anne Conti traîne un peu en route, mais donne ainsi à entendre nettement le déroulé de la pensée de son autrice.
« J’ai l’impression de vivre avec 10 000 keufs au fond de ma tête », commence-t-elle, jean, blouson et sweat à capuche sur la tête. En cause, tous ces choix moraux qui nous inhibent, produits d’un ordre dominant qui voudrait nous faire croire que, si le monde va ainsi – entre guerres, domination masculine et ruine du vivant –, c’est qu’il ne peut en être autrement. « La culpabilité est toxique et ne sert à rien. » Mieux vaut donc libérer son énergie révolutionnaire sans ménager ses adversaires. Un discours radical que Despentes double – épaisseur et complexité d’une pensée stimulante – d’un appel à la douceur et à la bienveillance, et d’une sorte de nostalgie de la possibilité de faire communauté avec tous les humains, par ces « liens invisibles » qui nous unissent tous, « car c’est de ce tissu-là que sera faite la révolution ». Contre-discours à tous ces renoncements qui nous guettent, Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer tourne donc le No Future punk en un souffle d’espoir et délivre une énergie roborative. Si celle-ci vient avant tout de sa langue expressive, que la mise en scène amplifie dans son format XXL musical et visuel, elle véhicule également un discours stimulant, qui donne à croire et à réfléchir en même temps. Renverser la hiérarchie des rapports de forces exige certainement plus d’élan que d’analyse. Avec ses punchlines, son oralité, sa voix à nulle autre pareille, la force du droit au but de Despentes se double ici d’une pensée originale et vivifiante sur « la matière molle du monde ».
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer
Texte Virginie Despentes
Mise en scène Anne Conti, avec la complicité de Phia Ménard
Avec Anne Conti, Rémy Chatton (contrebasse, guitare), Vincent Le Noan (percussions)
Assistante à la mise en scène Isabelle Richard
Création musicale et sonore Rémy Chatton, Vincent Le Noan
Création peinture et vidéo Cléo Sarrazin
Création et régie son Phédric Potier
Régie lumière-vidéo Caroline Carliez
Création lumière Laurent Fallot
Conseillère dramaturgique Géraldine Serbourdin
Création costumes Léa Drouault
Constructions Paul Étienne Voreux
Patines décor Fredérique BertrandProduction In Extremis
Coproduction Le Manège, Scène nationale de Maubeuge ; La Barcarolle, EPCC Saint-Omer ; Droit de Cité ; Centre Culturel l’Escapade, Hénin-Beaumont ; Espace Culturel Jean Ferrat, Avion
Avec le soutien de la Drac Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France, le Département du Pas-de-Calais, Pictanovo, la Ville de Lille, la Spedidam, l’Adami
Partenaires Théâtre du Nord, Centre Dramatique National de Lille-Tourcoing ; Compagnie Non Nova ; La Faïencerie ; Le Millénaire ; La MAC ; Atelier ConceptDurée : 1h
La Scierie, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 26 juillet 2025, à 18h (relâche les 8, 15 et 22)
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