Alice Vannier et Sacha Ribeiro, en luttes artistiques
À tout rompre, La Brande, Œuvrer son cri : en 2024, Alice Vannier et Sacha Ribeiro ont tourné trois spectacles avec leur jeune compagnie Courir à la catastrophe, dite CALC. Constamment militants, sans jamais oublier de faire du théâtre – et du cirque désormais –, ils interrogent le monde collectivement avec une épatante capacité à divertir qui n’a d’égale que leur travail souterrain auprès des chercheur·euses et des penseur·euses.
C’est en 2019 qu’on les voit débarquer avec deux pièces miroir. Au Théâtre des Clochards Célestes, à Lyon, labellisé « Scène Découvertes » par la Ville, Sacha Ribeiro et Alice Vannier présentent au mois de février En réalités, puis 5-4-3-2-1 j’existe (même si je sais pas comment faire). Leur compagnie, Courir à la catastrophe, a été créée l’année précédente dans la foulée de leur sortie de l’ENSATT, section jeu, 76e promotion. Quelque chose se passe qui ne va jamais se démentir : ensemble, ils savent donner corps à des idées politiques très affirmées empreintes de marxisme. Mais attention, il ne s’agit pas de proférer un dogme, plutôt de comprendre comment celles et ceux qui ont pensé un mouvement autre que l’inexorable fuite vers le capitalisme ont pu élaborer des pratiques et les mettre en œuvre. Et ceci fait constamment écho à leur façon de fabriquer du théâtre, sans toutefois prétendre atteindre la radicalité de ceux qui les inspirent.
Ils vont ainsi mener trois explorations sur les volets sociologique, militant et psychiatrique. Cela correspond à En réalités, créé en 2018 – prix du public et du jury du Théâtre 13 et prix Célest’1 2019 – (ancêtre du prix Incandescences) –, d’après La Misère du monde de Pierre Bourdieu, à Œuvrer son cri, né en janvier 2022, une fiction mise en scène par lui à la suite des mouvements de grève contre la loi El Khomri et de l’occupation d’un théâtre qu’elle a provoquée, et à La Brande, présentée en novembre 2022, une plongée mise en scène par elle dans le GTPSI, ce groupe de psychiatres qui, dans les années 1960, à la clinique de La Borde, dans le Loir-et-Cher, ont dessiné les contours de la psychothérapie institutionnelle. Pas de plan établi cependant : « C’est en faisant nos spectacles qu’on s’est rendu compte qu’ils parlaient tous de collectifs, qu’on traitait de groupes minoritaires très engagés politiquement et de comment ils ont réussi à construire des choses », analyse aujourd’hui Alice Vannier. Mais ça ne s’arrête pas là, car, dans chaque création, il y a un aspect « méta » : les outils de travail du théâtre sont questionnés également. C’est ainsi que l’on voit une lecture à la table commentée en ouverture de La Brande, l’intervention de la metteuse en scène pour donner la durée prévue ou des changements de costumes – et donc de personnages – à vue, les interventions vidéo introductives de Œuvrer son cri sur ce que c’est que de laisser une trace.
Virer sans rougir au clown
Leurs spectacles pourraient s’avérer très intellectuels, voire inaccessibles. Ils ne le sont pas. Car disent-ils de concert : « C’est un théâtre d’acteurs et d’actrices, on s’amuse à jouer plusieurs rôles ». Et ça se vérifie en permanence sur le plateau. Constamment, ils incarnent avec empathie leurs personnages, rient avec eux, jamais d’eux. Ils sont chercheurs, ou pas, et se mélangent – Jean Oury, bien sûr, et les patients dans La Brande ; Brecht, des étudiants, une habitante du quartier et un ancien soixante-huitard dans Œuvrer son cri ; un couple de SDF, une femme étouffée par le surendettement et un gardien d’immeuble de ZUP fatigué entendus par des sociologues, sous la houlette de Bourdieu, dans En réalités. Leurs spectacles osent la joie et virent sans rougir au clown. Cette figure les a beaucoup marqués tous deux lors de leurs trois années à l’ENSATT, où ils ont notamment travaillé avec Alain Reynaud, directeur du Pôle national de cirque de la Cascade en Ardèche, avec qui Sacha Ribeiro continue de collaborer. C’est par ce biais aussi qu’ils ont rencontré Vincent Briere et Voleak Ung, diplômés du CNAC, avec qui ils ont créé en décembre 2023, à Nexon, À tout rompre, une déclinaison jubilatoire et tendre sur les ruptures qui leur ouvre le champ du monde du cirque et des scènes nationales – ce travail étant porté non par leur compagnie, mais par MPTA, celle du trampoliniste Mathurin Bolze.
Ce travail sur le clown – entendu comme un « pas seul », selon le titre du récent solo d’Alain Reynaud, un personnage en marge qui n’aspire qu’à composer avec les autres –, ils l’ont déjà expérimenté en 2018 avec 5-4-3-2-1 j’existe (même si je sais pas comment faire). Introspectif et cru, ce spectacle les met à nu. Ils annoncent s’y « redéfinir », faisant part de ce qui les anime intimement et socialement : qu’est-ce qu’être une femme ou un homme implique et comment s’en défaire – d’une échographie pelvienne d’Alice Vannier aux troubles et coming out de Sacha Ribeiro. Deleuze y croise Mylène Farmer sans que ce ne soit un « effet ». Ce duo s’avère drôle et poignant dans la même minute. Pour les autres spectacles, l’écriture est collective et la mise en scène seulement signée de l’un d’eux. Pourquoi ce distinguo ? « Parce qu’on avait un peu peur que le désir de l’un – toujours très fort en sortie d’école – n’écrase l’autre. Maintenant ça se dégonfle », précise Sacha Ribeiro. Et puis parce que chacun avait déjà un projet en germe avant leur collaboration : lui avait fait un solo à l’ENSATT, À l’aube, balbutiements d’Œuvrer son cri, et elle travaillait sur Bourdieu au conservatoire parisien du 5e arrondissement. Chacun met donc en scène le spectacle dont il a eu la première idée ; et dès qu’ils arrivent au plateau, c’est plus collectif, notamment grâce à la présence de Marie Menechi, avec qui Alice Vannier travaille la dramaturgie.
Vers une nouvelle création pour 2026
Associés au Théâtre de la Cité Internationale jusqu’à la saison dernière, toujours dans le giron du Théâtre du Point du Jour, ils cherchent désormais de nouvelles maisons d’association. Leur présence cet été à Avignon, au Théâtre des Carmes, pour la reprise d’Œuvrer son cri leur a permis d’avoir un grand succès critique, « mais peu de retombées de dates ». Malgré tout, ils ont renforcé leur réseau, multipliant les rencontres avec les professionnels, comme lors de la double présentation de En réalités et 5-4-3-2-1 j’existe (même si je sais pas comment faire) en 2019 au Train Bleu. Alors, chacun continue à travailler en médiation, avec leurs partenaires et lieux d’accueil, mais aussi avec Olivier Martin-Salvan pour elle, en tant que collaboratrice artistique sur Péplum médiéval. Œuvrer son cri sera tout de même repris en 2025-2026 pour prolonger les 40 dates déjà données ; La Brande est dans sa troisième saison ; et En réalités, leur premier spectacle, reste le plus joué avec 50 représentations.
Les temps économiques ne sont pas évidents et ils craignent d’être « pressés de créer de nouvelles choses et de le faire sans désir ». Mais ils sont enthousiastes et déjà bien avancés dans leur nouveau projet en gestation, dont les premiers temps de résidence auront lieu à la Scène nationale d’Aubusson en février prochain, pour une création prévue au printemps ou à l’automne 2026. Ce spectacle, sans titre pour l’instant, où ils seront à nouveau deux au plateau, est inspiré d’un documentaire sur Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. « On voudrait faire une mise en abyme de deux personnages – nous – s’intéressant à eux, à leur cinéma que certains disent austère. Ils ont su être très engagés, du côté des ouvriers, et ça nous pose des questions en rebond, car on a envie de déployer un imaginaire avec une temporalité décalée de la société du spectacle mainstream, pitche Alice Vannier. C’est aussi une façon de parler d’art et de se demander si un art n’est plus populaire dès lors qu’il faut faire un effort d’attention sans renier la notion de divertissement. » Nourris du travail de Pina Bausch – ah, le splendide mouvement final de Œuvrer son cri ! –, d’Aurélien Bory, des tg STAN, du duo Samuel Achache et Jeanne Candel ou encore de Gwenaël Morin, ils ne font que commencer leur quête d’invention d’un théâtre qui ne renonce pas à être complexe tout en demeurant une fête.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Les coups de coeur 2024 de Nadja Pobel
Dans la catégorie « spectacle de théâtre » : La Brande de Alice Vannier et Sacha Ribeiro
Dans la catégorie « spectacle étranger » : And Here I Am de Ahmed Tobasi
Dans la catégorie « auteur·rice » : Marie Dilasser pour La Chambre rouge (fantaisie), mise en scène Michel Raskine
Dans la catégorie « metteur·euse en scène » : Séverine Chavrier pour Absalon, Absalon !, d’après William Faulkner
Dans la catégorie « scénographe » : Jane Joyet pour Le Ring de Katharsy de Alice Laloy
Dans la catégorie « spectacle dans l’espace public » : Ourse de Sophie Deck (Cie Bélé Bélé)
Dans la catégorie « spectacle de (nouveau) cirque » : Strano de Titoune et Bonaventure Gacon (Cirque Trottola)
Dans la catégorie « spectacle à destination du jeune public » : Projet Nanashi de Maud Lefebvre
Mentions spéciales pour La Cachette des Baro d’evel et Institut Ophélie d’Olivier Saccomano et Nathalie Garraud
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