En 2010, Nicolas Doutey voyait l’un de ses textes mis en espace par Alain Françon. Ils se retrouvent avec bonheur sur Le Moment psychologique, pièce qui justement parle de rendez-vous. Mais de rendez-vous plus étranges que celui d’un auteur et d’un metteur en scène : de ceux qui surgissent dans le quotidien, loin à priori du théâtre mais qui pour cela même en interrogent avec finesse le présent particulier.
Les héros de Nicolas Doutey s’appellent Paul. Et souvent, ils sont incarnés par le comédien Rodolphe Congé, qui en plus d’y être interprète montait ensemble en 2015 deux des pièces de l’auteur, L’Incroyable matin et Jour. Paul, dans ces textes, était un homme à priori parfaitement banal, normal. En couple avec Anh, il vivait sans doute une vie paisible, un bonheur bien normé, jusqu’à ce qu’un intrus, un sérial killer s’en mêle. Tout alors est remis en question, jusqu’aux choses et aux habitudes les plus petites, jusqu’au simple fait d’être là. Plus tard, dans Je pars deux fois, Paul est de nouveau un type qu’on imagine sans grandes histoires ni qualités. Il est cette fois en ménage avec une Pauline qui ne porte pas pour rien la version féminine de son prénom. Tout va bien pour eux jusqu’à ce que soudain tout aille de travers sans qu’ils en comprennent la cause : ils entament une enquête pour tenter d’en avoir le cœur net. Dans cette pièce mise en scène par Sébastien Derrey, Rodolphe Congé incarnait encore ce Paul qui, comme le premier, était poussé par les circonstances – et sans doute aussi par tempérament – à passer au moulinet les moindres détails de sa vie.
Le Paul du Moment psychologique est fait du même bois introspectif. Alain Françon, qui était le premier à s’emparer d’un texte de Nicolas Doutey en 2010, sous l’impulsion de Théâtre Ouvert qui depuis lors publie toutes ses pièces dans sa collection Tapuscrit, donne lui aussi le rôle de ce Paul à Rodolphe Congé, dont la familiarité avec l’inquiétante étrangeté très caractéristique de Nicolas Doutey est évidente dès lors qu’il ouvre la succession des rendez-vous qui composent la pièce. Sa manière d’accueillir son ami Pierre (Pierre-Félix Gravière, qui était le collaborateur de Rodolphe Congé sur L’Incroyable Matin et Jour) – « Ça me fait plaisir de te voir je t’attendais. Je t’attendais, j’étais seul, je savais que tu allais arriver, et tu es arrivé. Tu es arrivé subitement ça n’a plus rien à voir » – le place sans ambiguïté dans la droite ligne des Paul précédents. Peut-être n’est-il pas tout à fait eux pour ce qui est des détails de l’identité – statut matrimonial, professionnel… –, on ne sait pas. Mais il est identique à ses homonymes pour l’essentiel : son rapport problématique au présent, sa tendance à toujours aller chercher ce qui se trame derrière les apparences.
Cette fois, les recherches assez abstraites de Paul sont déclenchées par l’irruption en plein pendant son rendez-vous laborieux avec Pierre d’une certaine So (Pauline Belle, déjà présente dans L’Incroyable matin et Jour), qui se présente comme « attachée de direction ». La situation prend vite un tour kafkaïen : en annonçant à Paul qu’il a rendez-vous avec une certaine Matt (Dominique Valadié), So fait avancer Le Moment psychologique un cran plus loin dans l’absurde. On pense en effet au Procès, lorsque Matt apparaît enfin pour annoncer à Paul qu’il a « éveillé l’attention » en un lieu que l’on comprend être haut sans savoir de quoi il retourne précisément. Dans ce contexte compliqué qu’Alain Françon traite avec à propos dans une forme simple – devant un écran projetant un ciel fixe, quatre bancs forment un cercle sans cesse brisé, modulé par les comédiens qui lorsqu’ils ne parlent pas sont assis dos au public –, l’apparent honneur fait ainsi à Paul pourrait être une punition. N’est-ce pas ce que sous-entend l’un des échanges tout morcelés de Paul et Pierre, au sujet de la valeur d’un prix pour le vainqueur d’un concours ?
Intenses, en ébullition constante mais empruntant des voies très inhabituelles, toujours surprenantes, la pensée et la langue sont ici comme toujours chez Nicolas Doutey des routes que l’on suit avec bonheur sans savoir où elles nous mènent. Si se dessinent peu à peu les objectifs – il s’agit rien moins que de « réformer la vie dans le monde » – du mouvement politique incarné par Matt, par So et bientôt également par Anna (Claire Wauthion) et Pam (Louis Albertosi) qui viennent ajouter des rendez-vous aux rendez-vous, son organisation et ses procédés demeurent jusqu’à la fin inconnus. Qu’importe, on rit de voir tout ce petit monde s’affairer avec un sérieux indiscutable mais non dénué de recul, d’amusement, dans des rendez-vous où l’on parle de grandes choses aussi bien que de toutes petites. Avec dans les deux cas la même exigence, la même extrême précision qui au lieu d’ancrer la pièce dans le réel l’en éloigne radicalement.
Les comédiens réussissent avec une grande délicatesse à porter l’humour très singulier de la pièce, parfaitement analysé par Alain Françon comme étant sans cible particulière. Le rire que cela produit est de ceux qui accompagnent la pensée où qu’elle aille, avec une préférence pour ses terrains obscurs, où tous les dérapages sont permis. C’est en cela que l’on peut voir Le Moment psychologique comme l’endroit d’une utopie. Par leur manière de se parler, de faire rendez-vous, les protagonistes de la pièce dessinent les contours d’une manière alternative d’être à l’Autre et d’arpenter le monde, pleine de doutes et d’écoute. Cette être là dit beaucoup du théâtre, de la qualité de présent qu’il est le seul art à créer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le Moment psychologique
Texte et dramaturgie : Nicolas Doutey
Éd. Tapuscrit / Théâtre Ouvert ©2017
Mise en scène : Alain Françon
Avec : Louis Albertosi, Pauline Belle, Rodolphe Congé,
Pierre-Félix Gravière, Dominique Valadié, Claire Wauthion
Scénographie : Jacques Gabel
Lumières : Émilie Fau
Regard costumes : Elsa Depardieu
Régie générale : Marine HelmlingerProduction : Studio-Théâtre de Vitry
Coproduction : Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Théâtre des nuages de neige, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine.
Action financée par la Région Île-de-France.
Avec le dispositif d’insertion de l’ÉCOLE DU NORD, soutenu par la Région Hauts-de-France et le Ministère de la Culture.
Le Studio-Théâtre de Vitry est subventionné par le Ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, la Ville de Vitry-sur-Seine, le Département du Val-de-Marne et la Région Île-de-France.
Le Théâtre des nuages de neige est soutenu par la Direction Générale de la Création Artistique du Ministère de la Culture.Durée : 1h30
La Scala Paris
Du 1 au 11 février 2024
à 15h ou 20h
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