Avant son retour en 2021 à Avignon, la Sélection suisse en Avignon s’invite au Théâtre de l’Orangerie, à Genève. OPA et La Collection présentés en juillet se révèlent deux spectacles entièrement dédiés aux acteurs et passionnants par la richesse de leur univers.
Depuis son impulsion en 2016, la sélection suisse en Avignon (SCH) s’est en une poignée d’années imposée dans le paysage avignonnais. Soutenant chaque année cinq à sept artistes helvètes – quel que soit leur niveau de notoriété – ce programme leur permet de bénéficier de la vitrine que constitue le festival. Pour ce faire, il investit plusieurs lieux du Off ainsi que, parfois, du In (c’est le cas de Phèdre conçu par François Gremaud, interprété par Romain Daroles et joué dans le In en 2019).
À qui s’interrogerait sur la rapidité avec laquelle cette sélection a su trouver sa place à Avignon, l’on suggérera que cela a à voir avec la cohérence de ce projet. Dans le marché que constitue le festival Off, peu de programmations en sont vraiment une, entendue comme excédant la juxtaposition d’œuvres pour dessiner un paysage artistique chaque été renouvelé. Plutôt que de s’attacher à une thématique (un choix bien souvent restrictif et didactique) la directrice de la SCH Laurence Perez explique programmer chaque édition en « rêvant». Ce qui ne veut pas dire évacuer les contingences matérielles mais bien plutôt choisir des spectacles – sans obligation de nouveauté, certains projets ayant vu le jour plusieurs années auparavant – en étant vigilant à la manière dont ils vont s’articuler
Et puis, plus qu’une simple programmation, c’est un accompagnement que défend Laurence Perez (en somme, si les spectateurs doivent pouvoir découvrir des œuvres, il importe que les compagnies les présentent dans de bonnes conditions). Outre la prise en charge de la location des salles, des frais techniques, et le versement de défraiements, la petite équipe de la Sélection suisse épaule les artistes, œuvrant à la diffusion, à la visibilité dans les médias, mais aussi suivant d’un regard affûté chaque projet artistique
Avec cette année particulière et l’annulation du festival d’Avignon, la SCH a choisi d’indemniser les équipes, tout en s’engageant à les reprogrammer en 2021. Si il faudra donc attendre l’été prochain pour appréhender l’intégralité de cette sélection, une petite partie est visible cet été. Pour la découvrir, il faut faire un détour par … la Suisse. En l’occurrence le théâtre de l’Orangerie, à Genève, havre de verdure niché dans le parc La Grange, au bord du Lac Léman. En intelligence avec le directeur du lieu Andrea Novicov et son adjoint Frédéric Choffat et en cohérence avec leur projet, ce sont trois spectacles de la SCH qui intègrent la programmation estivale de l’Orangerie. Avant À l’envers, à l’endroit prévu en août, OPA et La Collection ont joué en juillet. Deux créations qui dans leur simplicité formelle rappellent l’essence du théâtre : celle de convoquer des images, des univers, et de susciter des réflexions par la seule présence des acteurs.
OPA, intensité et grâce
Premier spectacle de Mélina Martin, danseuse, comédienne et performeuse diplômée de l’École de la Manufacture (Lausanne) en 2016, OPA revisite l’histoire d’Hélène de Troie. Rien à voir dans cet intitulé « OPA » avec le mot allemand signifiant « Papi » puisqu’il s’agit d’un terme grec. Exprimant la surprise ou l’étonnement, cette interjection qui est, également, fréquemment utilisée lors de cérémonies telles que les mariages, sonne comme un rappel des origines de Mélina Martin. Comme elle-même le précise, elle puise dans « [Sa] Grèce un matériau puissant et joyeux » pour explorer la vie d’Hélène, femme de Mélénas roi de Sparte, et dont l’enlèvement par Pâris déclencha la guerre de Troie.
Seule en scène, Mélina Martin est donc Hélène, celle considérée comme « la plus belle femme du monde ». Comme elle nous l’expose dans l’une des premières séquences du spectacle en nous regardant droit dans les yeux, trois versions de sa vie existent. Selon la première, Hélène est enlevée et violée par Pâris. Selon la deuxième, ensorcelée par Aphrodite, la femme tombe sous le charme de l’homme, et le suit de son plein gré. Selon la troisième, Aphrodite berne Pâris et exile Hélène en Égypte. Tout en partageant avec nous, spectateurs, ses interrogations, c’est le deuxième récit que décide de vivre sous nos yeux Hélène. Soit celui où elle ne subit pas de violences et est pleinement consentante. Sauf que la cérémonie du mariage débute, se prolonge, s’éternise, et que Pâris se fait diablement attendre… La variante romantique du mythe d’Hélène se révèle n’être qu’un miroir aux alouettes. OPA se clôt sur la chute terrible éprouvée par la jeune femme comme sur la mue que cet échec déclenche chez elle.
Ce parcours d’une femme enferrée dans le carcan d’une vision patriarcale, Mélina Martin nous le donne à voir autant qu’à ressentir. Avec pour seuls accessoires deux chaises, une robe de mariée et un micro, l’interprète nous tient par sa seule présence en haleine de bout en bout. Qu’il s’agisse de la séquence inaugurale – empreinte de délicatesse et de pudeur – où elle esquisse des pas de danse classique en tutu et pointes ; de l’exposition de « sa » vie d’Hélène narrée en grec et français, le passage d’une langue à l’autre se réalisant avec une rare fluidité ; de la fête de mariage où elle exulte toute entière séductrice et joyeuse ; où de son désespoir exprimé dans des chants allant vers les cris lorsqu’elle réalise que Pâris ne viendra peut-être pas, Mélina Martin fait preuve d’une même maîtrise, d’une grâce et d’une grande intensité de présence. D’une virtuosité, aussi, dans sa capacité à passer d’une émotion à l’autre, à susciter rire ou peine, comme à nous interpeller et de fait à partager avec nous ses réflexions sur sa condition de femme-objet. Aussi modeste formellement que soigné et pensé dans sa facture – ainsi de la création lumières de Léo Garcia qui épouse subtilement toutes les pulsations du spectacle –, OPA se révèle un spectacle percutant.
Si au sortir de la représentation, le propos peut sembler un peu léger en regard de la puissance rare d’interprétation, c’est sans doute qu’OPA est de ces œuvres qui méritent d’être infusées. Une fois dépassée la sidération suscitée par une telle performance, le parcours de cette Hélène contemporaine s’affirme bien comme un cheminement vers l’émancipation. Certes l’idylle avec Pâris n’est qu’une chimère, mais elle permet en se dissipant à Hélène de tourner « la tête et [voir] ce qu’il y a à côté ». Soit de déserter les schémas trop normatifs pour prendre des chemins de traverse, loin des conventions. Lorsqu’on sait que la formation initiale de Mélina Martin est la danse classique – séquence inaugurale du spectacle – l’on saisit alors la portée autobiographique de l’ensemble. Ainsi que l’évidence pour elle à incarner de manière organique et sensible ce cheminement vers la liberté.
La Collection, leçon de choses
Conçue et interprétée par le collectif BPM (réunissant les comédiens Catherine Büchi, Lea Pohlhammer et Pierre Mifsud), La Collection se veut un projet au long cours. Soit la création progressive d’une série de formes courtes, chacune se dédiant à un objet ayant fait les riches heures d’années ou décennies du XXe siècle. Des objets depuis tombés en désuétude, relégués au rang de déco vintage.
Débuté avec la K7 audio, La Collection compte depuis deux autres épisodes (dédiés respectivement au vélomoteur et au téléphone à cadran rotatif), avant la création de deux prochains (le service à asperges, le téléviseur à tube cathodique). Là, ce sont le Vélomoteur et le Téléphone à Cadran Rotatif que les spectateurs ont pu découvrir. Sans qu’aucun des fameux objets ne soit jamais exposé. Cela débute très simplement : sur un plateau à la lumière tamisée et occupé par trois chaises, les comédiens prennent place à l’avant-scène. Le trio – qui s’est rencontré au sein de la 2b company – est vêtu de noir, de manière chic et sobre et nous observe en silence, l’air un peu mal à l’aise. Face à leurs regards vaguement inquiets, un peu désabusés, et le contraste entre la petite taille de Pierre Mifsud et celle de ses acolytes Catherine Büchi et Lea Pohlhammer (qui l’entourent), déjà le rire naît. Après quelques minutes, Mifsud prend la parole. « Non, je n’ai pas de vélomoteur, bien que j’ai l’âge d’en avoir un, ça me disait rien du tout et j’en avais pas envie. J’ai quinze ans. » lâche-t-il rapidement, avant d’avouer, dépité « non, en fait c’est mes parents qui veulent pas que j’ai un vélomoteur. » Chacun leur tour, ces personnages d’ados vont raconter leur rapport à cet objet, dans une succession de fragments alternant entre adresses au public et incarnation. Il y a celui, donc, qui n’en a pas, celle qui a travaillé pour se l’offrir, et la troisième qui a relevé un défi pour obtenir le précieux véhicule. Mais si les témoignages au débit soutenu sont bien truffés d’un exposé minutieux du vélomoteur et de ses usages – débridage, types de selle, etc. – l’ensemble excède largement cette seule description. L’équipe nous (re)plonge dans les époques de gloire de ces objets et replacent leur importance dans des anecdotes et récits précisément relatés, du jeu de séduction entre deux ados, à l’altercation entre deux autres. Passionnant subterfuge pour déployer des histoires évoquant une époque révolue, la démarche s’appuie sur une mécanique de jeu implacable, dominée par l’auto-dérision.
Quoique les références et les univers déployés diffèrent, il en va de même pour le Téléphone à cadran rotatif. Dans celui-ci, les évocations sont majoritairement cinématographiques, le téléphone étant un accessoire indispensable du film d’horreur hollywoodien, comme de L’Impossible Monsieur Bébé, film d’Howard Hawks – la dernière séquence prenant elle le large loin du cinéma, entre un village de Colombie et Genève. Là encore, c’est la parole qui mène le jeu et qui guide les corps des comédiens, toujours entre désinvolture et distance semi-ironique. Également économe formellement, ce second épisode se révèle tout aussi cocasse et truffé d’humour que le premier. Pas d’esbroufe, mais une interprétation au cordeau et une écriture rondement menée, où la récurrence de deux éléments – la glace à la pistache et le léopard – fait le lien entre les fragments des deux épisodes. Savamment écrit et articulé, suscitant la jubilation par son interprétation et sa capacité à produire des images, l’ensemble fait plus qu’offrir un plaisant moment de théâtre. La citation de l’autrice Annie Ernaux dans le dossier de presse du spectacle résonne ici particulièrement « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ». Loin d’une démarche nostalgique pointe, en effet, une forme de mélancolie. Derrière l’évocation comique, La Collection nous rappelle à quel point les objets qui nous entourent façonnent nos modes de vie, nos imaginaires, nos pensées. Et elle nous invite, qui sait, à considérer avec un peu plus d’acuité les objets d’aujourd’hui composant notre collection contemporaine.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
OPA
Conception et jeu Mélina Martin
Collaboration artistique Jean-Daniel Piguet
Création lumière et régie Leo Garcia
Administration et diffusion Marianne Aguado / Iskandar
Production Cie Room to Rent
Coproduction Arsenic – centre d’art scénique contemporain / PREMIO – prix d’encouragement pour les arts de la scène / Association gréco-suisse Jean-Gabriel Eynard
Soutien Pour-cent culturel Migros dans le cadre de PREMIOEn tournée :
Théâtre de verdure de Montbenon, Lausanne, du 20 au 23 août
Festival d’Avignon 2021, Théâtre du Train bleuLa Collection
Écriture, conception et interprétation Catherine Büchi, Léa Pohlhammer, Pierre Mifsud
Création sonore Andrès Garcia
Costumes Aline Courvoisier
Regard extérieur François Gremaud
Direction technique Cédric Caradec
Coordination et régie Julien Frenois, en collaboration avec Andrès Garcia
Administration Stéphane Frein
Production Collectif BPM
Coproduction Théâtre Saint-Gervais, Genève et Festival de la Cité, Lausanne
Soutiens Loterie Romande, Fondation Leenaards, une fondation privée genevoise, Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littératureEn tournée: Théâtre Saint-Gervais, Genève, 1er-13 décembre 2020 – création de deux nouveaux objets, Le Service à asperges et Le Téléviseur à tube cathodique
L’ABC, La Chaux-de-Fonds, 17 et 18 décembre 2020
Le Nebia, Bienne, 19-22 janvier 2021
L’Usine à Gaz, Nyon, 28 et 29 janvier 2021
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