Ces dernières années, le mouvement afro-américain pour les droits civiques aux États-Unis a donné lieu en France à de nombreux spectacles. Nina Simone, notamment, est devenue une artiste familière de nos scènes. À l’heure où le meurtre de George Floyd réactive en France les luttes contre les violences policières, ce phénomène pose la question des résonances entre ces figures du passé américain et le présent français. Et du rapport entre l’art et la rue.
Au lendemain du meurtre de George Floyd par des policiers américains, et alors que se multiplient en France les manifestations contre les violences policières, le souvenir d’une pièce que nous avions beaucoup apprécié nous revient avec force : J’aurais aimé savoir ce que ça fait d’être libre (voir notre critique ici) présenté début mars au Théâtre de Belleville, où il a pu se jouer cinq fois avant l’interdiction des rassemblements. Accompagnée du musicien multi-instrumentiste Nicolas Cloche, la comédienne, chanteuse et musicienne Chloé Lacan y raconte comment sa rencontre avec la chanteuse et militante pour les droits civiques aux États-Unis Nina Simone l’a bouleversée à l’adolescence.
Dans son sillage, ce souvenir ravive celui d’autres spectacles vus plus tôt, ou dont on a entendu parler. Parmi lesquels Portrait de Ludmilla en Nina Simone de David Lescot, interprété par Ludmilla Dabo, et Harlem Quartet mis en scène par Elise Vigier, d’après le roman Just above my head de James Baldwin, ami de Nina Simone et également militant contre les discriminations raciales. Sur les scènes françaises d’aujourd’hui, ces luttes de l’Amérique d’hier posent la question du rapport de l’art à la rue. En particulier lorsque celle-ci se soulève contre le racisme et les violences policières.
L’engagement en question
Pour les trois artistes citées plus tôt, la distance géographique et temporelle qui les sépare de leurs sujets est aussi importante que ce qui les en rapproche. Dès les premières minutes de son spectacle, Chloé Lacan énumère ainsi tout ce qui la sépare de Nina Simone : la couleur de peau bien sûr, la tessiture de la voix, le caractère, et l’engagement. « Quelques années après avoir découvert Nina Simone, j’ai compris son engagement pour les droits civiques avec la chanson Strange Fruit, reprise d’une chanson de Billy Holliday où sont dénoncés les lynchages des Noirs dans le Sud des États-Unis. Cela m’a bouleversée. Pour ma part pourtant, j’ai toujours eu un rapport ambivalent à l’engagement. Comme s’il me manquait une forme de légitimité pour me définir comme une artiste engagée », nous dit-elle. Ce sentiment d’irréductible différence se traduit au plateau par une forme hybride, entre le récit autobiographique et le portrait subjectif.
Dans Portrait de Ludmilla en Nina Simone, Ludmilla se confond avec son sujet tout en distinguant leurs combats respectifs. « J’ai grandi avec la musique de Nina Simone, que mes parents écoutaient beaucoup. Sa colère, en grande partie liée au fait que sa couleur l’a empêchée de devenir pianiste, m’a très tôt touchée. Mais je ne peux pas totalement comparer mon parcours au sien : l’histoire américaine et l’histoire française ont beau être liées, elles ont des différences majeures. Si le racisme existe chez nous, nous n’avons pas connu de ségrégation raciale établie par la société. En tant qu’artiste noire en France, les difficultés que je rencontre ne sont donc pas les mêmes. Il n’empêche qu’il y a bien encore un combat à mener pour la reconnaissance des artistes racisés au sein des institutions culturelles », exprime-t-elle.
Politiques de l’intime et des quartiers
Si dans le contexte actuel, Ludmilla Dabo et Chloé Lacan ressentent l’actualité de leurs spectacles consacrés à Nina Simone, ce n’est pas forcément dans le récit des luttes politiques de la chanteuse qu’elles voient la plus grande urgence. « La situation me fait mesurer l’importance de la création de spectacles non seulement sur l’engagement politique, mais aussi sur l’intime. Car pour ma part, je crois que c’est dans l’expression de mon identité que je suis la plus engagée. Comme au lendemain des attentats, je ressens un fort besoin de changement des institutions théâtrales, qui sont souvent trop coupées à mon goût des réalités sociales. L’élan parti des États-Unis, qui a redonné à la société française la force de se rappeler des violences subies par Adama, devrait pouvoir y trouver une place », dit Chloé Lacan. Ludmilla Dabo appelle quant à elle de ses vœux la naissance de formes nouvelles, où pourraient s’exprimer des identités multiples. Elle-même situe son engagement artistique dans l’invention de ces formes, « afin de réfléchir au monde dans lequel on vit aujourd’hui, de regarder au plus près ses fragilités ».
Dans Harlem Quartet, Élise Vigier manifeste elle aussi un intérêt évident pour la part intime du roman de James Baldwin. « Le rapport de ce texte à l’enfance me touche particulièrement. Hall Montana, son héros homosexuel qui a perdu son jeune frère incarne une enfance en péril qui sert un procès de l’Amérique et nourrit une expression de la colère noire, mais qui touche aussi à quelque chose de très intime et donc d’universel ». La metteure en scène et codirectrice du CDN de Caen avec Marcial Di Fonzo Bo se dit aussi sensible à la personnalité très libre de l’auteur, à son refus d’entrer dans des cases quelconques. Le choix de Baldwin est aussi lié chez elle à une réflexion sur la diversité des récits au théâtre, « indispensable pour qu’un maximum de personnes puissent s’y identifier, notamment les jeunes des quartiers populaires ». En cette période de réouverture progressive des théâtres, Élise Vigier exprime aussi une urgence qui s’est imposée à elle comme à bon nombre de ses consœurs et confrères pendant le confinement : celle de « faire autrement, d’arrêter notre course folle, de mettre un terme à nos clivages et de réfléchir à des modes de fonctionnement plus collectifs. Et plus tournés vers la rue et les quartiers populaires. ».
Anaïs Heluin
J’aurais aimé savoir ce que ça fait d’être libre
16.09.2020. Festival Le Chaînon manquant, Laval (Suisse)
13.10.2020. Barentin (76)
16.10.2020. Espace de Retz, Machecoul (44)
19.10.2020. Chantons sous les pins, Pontonx-sur-l’Adour (40)
5.11.2020. Le Blanc, Communauté de communes Brenne – Val de Creuse (36)
10.11.2020. Théâtre André Malraux, Chevilly-Larue (94)
17.11.2020. Pornichet (44)
1.12.2020. Festival La Pêche au Bonheur, Saint-Martin-d’Hères (38)
5.12.2020. Saint-Barthélémy d’Anjou (49)
7.12.2020. Le Tivoli, Montargis (45)
10.12.2020. Déville-lès-Rouen (76)
Harlem Quartet
4-8.11.2020. Théâtre du Nord, CDN de Lille (59)
13-17.11.2020. Grand T, Nantes (44)
14-15.04.2021. Comédie de Reims, CDN (51)
27-30.04.2021. TNBA, Bordeaux (33)
Portrait de Ludmilla en Nina Simone
6-14.10.2020. Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry (73)
16.10.2020. Espace culturel Les Corbières (11)
18.11.2020. La Faïencerie de Creil (60)
19.11.2020. Le Manège, Scène nationale de Maubeuge (59)
24.11.2020. La Maison du Théâtre d’Amiens (80)
26-27.11.2020. Le Channel, Scène nationale de Calais (62)
29.01.2021. L’Estran de Guidel (56)
16-17.02.2021. Le Carreau, Scène nationale de Forbach (57)
23.02.2021. Théâtre des Quatre Saisons, Gradignan (33)
23.03.2021. Théâtre d’Ernée (53)
24.03.2021. Théâtre de Châlonnes-sur-Loire (49)
Automne 2021. Colombie, Brésil
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