Cabaret holographique imaginé pendant le premier confinement, La Veilleuse de la Cie 14 : 20 nous mène à la rencontre d’absents magnifiques : des artistes d’horizons divers, qui profitent de leur spectrale condition pour repousser les limites de leurs disciplines. A voir au 104, avec une distribution d’artistes-hologrammes augmentée.
À l’extérieur du 104, juste avant la porte qui donne sur une grande halle désertée par tous les danseurs et autres artistes qui en font habituellement la vie, se dresse un chapiteau de taille moyenne, discret. Est-ce là le centre de vaccination indiqué à l’entrée du lieu ? Les blouses blanches que l’on aperçoit dans la halle, les files d’attente installées en plusieurs points nous donnent la réponse : c’est autre chose qui se trame sous la toile. C’est bien là que nous avons rendez-vous à 16h, de même que cinq autres journalistes et professionnels, pour découvrir un extrait de La Veilleuse, cabaret holographique conçu par Valentine Losseau et Raphaël Navarro pendant le premier confinement.
La fine fleur du fantôme
« Une fois la sidération passée, après deux mois environ de confinement, le besoin de créer de nouveau et de retrouver des amis chers nous a poussés à imaginer un dispositif compatible avec les mesures sanitaires », nous disent les cofondateurs avec Clément Debailleul de la Cie 14 : 20, fer de lance de la magie nouvelle dès sa création en 2002. Les nombreuses conversations qu’ils ont alors avec des directeurs de lieux, pour parler annulation et reports des nombreuses dates qu’ils auraient dû avoir avec les différents spectacles de leur répertoire et l’opéra Magic Mozart créé avec la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey pour La Seine Musicale, les mettent très vite sur une piste.
« Le motif de la veilleuse revenait souvent. Cette lumière que l’on laisse toujours allumée lorsque le théâtre est vide pour protéger les lieux de ses fantômes – en anglais, on l’appelle d’ailleurs ‘’ghost lamp’’ –, nous disait-on, brillait encore ». Leur imagination de magiciens reprend vie. Les fantômes, ça les connaît. De même que toutes les présences ambiguës, celles qui troublent, qui questionnent. Dans leur premier opéra par exemple, Der Freischütz (2019) déjà dirigé par Laurence Equilbey, ils faisaient apparaître le personnage de Samuel, un esprit noir. Dans Wade in the water (2016), ils mettaient en scène la traversée d’un homme en deuil… En plein Covid, Raphaël Navarro et Valentine Losseau ont donc tout le nécessaire pour donner rapidement naissance à de nouveaux spectres.
Ils font pour cela appel à quelques vivants qu’ils aiment, des artistes qui comme eux sont à l’arrêt. Les magiciens, bien sûr, sont au rendez-vous. Côté magie nouvelle, La Veilleuse accueille Yann Frisch, que Raphaël Navarro avait accompagné pour son premier solo Le Syndrome de Cassandre ; la magie plus traditionnelle est représentée quant à elle par Éric Antoine, aidé par la Cie 14 :20 pendant le confinement à créer un spectacle par Zoom. Un seul autre artiste vient de la planète cirque – le jongleur Clément Dazin –, les autres sont d’ailleurs. Citons-les tous : le duo Birds on a wire (Dom la Nena et Rosemary Stanley), la musicienne Lou Doillon, Laurence Equilbey avec Anas Séguin (baryton) et Chiara Skerath (soprano), la danseuse et chorégraphe Kaori Ito, la chanteuse Yaël Naïm et l’acteur et metteur en scène Yoshi Oida. « Des personnes que, sans confinement, il aurait été quasi-impossible de rassembler, surtout en si peu de temps ! ».
Des fantômes bien vivants
Pour filmer les futurs fantômes, le chorégraphe Philippe Decouflé prête à Valentine Losseau et Raphaël Navarro l’espace de sa Chaufferie à Saint-Denis. « C’était très joyeux. Artistes, techniciens et équipe administrative se sont tous prêtés au jeu », se rappelle le binôme qui, pour sa part, s’affaire pour mettre au point le dispositif qui permettra de faire des images filmées des hologrammes. Ils maîtrisent ce principe optique, ils l’ont déjà utilisé dans plusieurs spectacles, mais il manque dans son usage courant du réalisme désiré. Ils cherchent, ils essaient, et le résultat est là : sous le dôme géodésique – c’est le nom du chapiteau du 104 –, les hologrammes qui se succèdent façon cabaret semblent aussi vrais que nature.
« Pourtant, ils ne sont pas à échelle réelle ! Mais l’illusion opère, et bien qu’à quelques mètres de la scène, le spectateur a la sensation d’en être éloigné. Son cerveau prend pour vrai ce qu’il voit, à tel point que souvent, des personnes sortent avec la certitude d’avoir vu les artistes en chair et en os ! », s’amusent Valentine et Raphaël. La faute au cerveau. Car si la technique des magiciens est pour quelque chose dans cette belle erreur, des facteurs psychologiques entrent aussi en jeu. Anthropologue en plus d’œuvrer dans le spectacle – elle passe notamment trois mois par an en Inde chez les Mayas, pour étudier ce qu’est le réel dans cette civilisation –, Valentine Losseau est une spécialiste en matière de « sentiment de certitude ». Elle entame d’ailleurs sur le sujet des recherches avec l’Institut du Cerveau à la Pitié-Salpêtrière.
Une vallée pas si étrange
La Veilleuse a bien des secrets, dont certains dépassent même ses deux concepteurs. « On aurait pu penser que pareil dispositif créerait un effet ‘’vallée de l’étrange’’ ou ‘’uncanny valley’’, notion inventée par le roboticien japonais Masahiro Mori dans les années 1970, qui désigne le malaise ressenti face à une forte ressemblance anthropomorphique, par exemple chez l’androïde. Mais rien de cela avec nos hologrammes. Au contraire, les personnes qui ont pu voir le spectacle nous rapportent qu’ils oublient le dispositif pour ne plus voir que les numéros ! », se réjouissent-ils. La Veilleuse ouvre à la Cie 14 : 20 de nouvelles pistes en matière de recherches cognitives autant qu’artistiques.
En attendant, leurs hologrammes s’en donnent à cœur joie avec leurs disciplines. Yann Frisch profite de son statut d’illusion pour pratiquer avec malice son art du détournement de l’attention. Kaori Ito danse avec ses propres traces aériennes, et accompagne aussi Yoshi Oida qui n’a jamais été aussi littéralement un fantôme. La voix de Yaël Naïm prend deux fois corps… À chaque fois, les expériences sont belles. On ne doute pas qu’elles fassent sens au-delà du contexte, et ce sous les trois formes qu’a mises au point la Cie 14 : 20 : celle que l’on a découverte au 104, qui peut aussi être présentée hors dôme, la version plateau qui fera la réouverture du même lieu, et enfin une version castelet, destinée à aller à la rencontre de « publics empêchés », dans des hôpitaux, prisons, centres sociaux…
« Nous qui travaillions depuis un moment sur de grandes formes, nous avons eu l’envie de voir plus petit, et d’aller ainsi vers des personnes que nous ne rencontrons pas dans nos tournées habituelles », affirment Raphaël et Valentine. En imaginant un dispositif adapté à la situation, ils permettent aussi aux théâtres de renouer avec leur public pour une dépense moindre : louée à la journée, La Veilleuse peut être activée plusieurs fois par jour, et toucher ainsi un nombre important de personnes. La Cie 14 : 20 prend ainsi place dans l’histoire des artistes qui ont dû faire face à des interdits – interdit de jouer, par exemple pour les acteurs au XVIème siècle à Édimbourg, ou de parler pour les clowns jusqu’en 1864 –, dont les expériences ont beaucoup nourri Valentine Losseau et Raphaël Navarro dans leur confinement.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La veilleuse
Ecriture, magie, mise en scène : Valentine Losseau et Raphaël Navarro
Direction technique : Eric Bouché-Pillon
Vidéo : Frédéric Baudet, Natalianne Boucher, Charles Carcopino, Jérémy Collet, Clément Debailleul, Sylvain Decay, Simon Frézel, NikodiO, Gaston Marcotti, Mathieu Plantevin
Avec : Eric Antoine, Birds on a wire (Dom la Nena et Rosemary Standley), Clément Dazin, Lou Doillon, Laurence Equilbey, avec Anas Séguin (baryton) et Chiara Skerath (soprano), Yann Frisch, Kaori Ito, Yaël Naïm, Yoshi Oida
Lumière : Valentine Losseau et Mathieu Plantevin
Musiques : Antoine Berland, Birds on a wire – Dom la Nena et Rosemary Standley, Madeleine Cazenave, Lou Doillon, Laurence Equilbey, Yael Naim, Patrick Watson.
Son : Dominique Bataille
Régie spéciale : Marco Bataille-Testu
Stagiaires lumière : Martín Barrientos, Georgia Tavares
Administration, production et diffusion : La Magnanerie – Anne Herrmann, Victor Leclère, Martin Galamez et Lauréna De la Torre. Avec le soutien de Sabrina Chang Kuw.
3 > 5 février 2022 – Théâtre Louis Aragon, Scène conventionnée Tremblay-en-France – VERSION DOME (45min)
8 > 16 mars 2022 – CENTQUATRE-PARIS – La Veilleuse saison 2 – VERSION PLATEAU
8 > 11 juin 2022 – Festival Intercal, La Comédie de Reims CDN – VERSION DOME (24min)
12 > 14 juin 2022 – Théâtre de la Madeleine à Troyes – VERSION PLATEAU
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