Pour ses premiers pas dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, le metteur en scène russe s’empare de cette nouvelle méconnue de Tchekhov, et plonge, avec intelligence et maîtrise, dans les méandres complexes de l’esprit humain.
Au soir de la première du Moine noir dans la Cour d’honneur, le mistral s’est imposé dans toute son ambivalence, tel un vent à la fois porteur et destructeur. Destructeur d’un décor soumis à rude épreuve – et adapté, à la marge, aux conditions météorologiques –, régulièrement balayé par des bourrasques qui n’en finissaient plus de déchiqueter les serres du brave Péssôtski ; porteur du moine noir en personne dont l’apparition, au troisième acte, a déclenché l’une des rafales les plus violentes de la soirée, comme si les éléments naturels, luxuriants et oppressants, avaient décidé de se mêler de l’affaire et de faire entrer, avec fracas, la folie à l’intérieur de l’enceinte du Palais des Papes. Cette folie qui étreint les êtres, brouille leur perception du réel et démembre le récit d’Anton Tchekhov que Kirill Serebrennikov a choisi de diffracter pour mieux l’approfondir, et conduire les individus vers le cosmos autant que vers l’abîme.
Car, plutôt que de se contenter d’une adaptation linéaire de cette nouvelle, le metteur en scène russe a tenu à chausser, tour à tour, les lunettes des quatre personnages principaux, comme on entrerait dans leur peau. Celles de Péssôtski, ce propriétaire terrien aveuglé par un jardin dont il prend grand soin et qui est devenu le centre de son système de vie ; celles de Tania, sa fille unique, coincée dans une impasse, qui paraît dépérir à mesure que les arbres de son géniteur grandissent ; celles de Kovrine, un intellectuel surmené qui vient prendre un peu de repos chez celui qui le considère comme son fils adoptif, et va bientôt se transformer en gendre aussi prometteur que ravageur ; et celles du moine noir, cette entité maléfique, spectrale et légendaire, qui s’immisce peu à peu dans l’esprit du jeune homme jusqu’à le gangréner totalement et lui faire perdre tout sens des réalités.
Combinées, ces quatre visions, qui, toujours, creusent le même sillon pour mieux en révéler la fertilité, ont la puissance, mystique à souhait, d’un symbole qui condamnerait au mal plutôt que d’en délivrer. D’une intelligence remarquable, la construction dramaturgique exigeante conçue par Kirill Serebrennikov – sur le modèle de ce qu’il avait déjà expérimenté dans son film La Fièvre de Petrov – a la saveur de ces puzzles qui ne trouvent leur sens plein et entier qu’une fois l’ensemble de leurs pièces assemblées. Surtout, elle donne parfaitement à voir, et à apprécier, la relativité du réel et de la vérité, excitée par l’effet déflagrateur de la folie. En révélant les angles morts et les écarts de perception entre les différents personnages, elle permet de mettre en lumière l’impact du point de vue individuel sur un même récit. Vecteur d’abandon dans le regard de Péssôtski, le mariage de Tania et Kovrine apparaît alors dans sa dimension kaléidoscopique, comme une aubaine vitale pour la première et comme la concrétisation du délire du second. Et il en va de même pour la folie qui frappe le jeune intellectuel, incompréhensible et insondable aux yeux du père et de la fille, mais porteuse de liberté et de grandeur dans la psyché de celui qui se vit comme un génie incompris.
Dans le sillage de ces glissements dramaturgiques qui lèvent progressivement le voile sur les nombreux mystères du Moine noir, Kirill Serebrennikov navigue, avec aisance, dans les genres théâtraux. Portée par une atmosphère cosmologique où le soleil et les étoiles gouvernent la marche du monde, sa pièce se joue des lieux, des temporalités et des styles. Héritière d’un théâtre classique à la russe dans sa première partie, elle dérive lentement, au fil des scènes, vers une cérémonie macabre où les mots, devenus inefficients pour décrire le réel, ont cédé leur place à l’expression des corps, entièrement possédés par la magie d’un moine noir largement omnipotent. Au pied du mur de la Cour d’honneur, où des projections vidéo font apparaître en gros plan les marques de la folie sur le visage de Kovrine, la partition scénique de Kirill Serebrennikov s’impose dans toute sa richesse et toute sa maîtrise. Comme il avait déjà su le prouver par le passé, notamment dans Les Idiots, le metteur en scène russe, toujours à la relance, pousse les feux, parfois jusqu’à l’excès, d’un jeu très engagé pour atteindre les limites des sentiments et les frontières de l’humanité.
Pour cela, il peut compter sur la remarquable troupe du Thalia Theater d’Hambourg – où une première version du spectacle avait été créée en janvier dernier. Impeccables chefs de file, Filipp Avdeev, Odin Biron et Mirco Kreibich révèlent, avec brio, toutes les facettes de Kovrine, aliéné, mari cruel, pantin mystique ou élu ésotérique en fonction des regards et des perceptions de chacun. Autour d’eux, la cohorte humaine hétéroclite composée de comédiens, de danseurs et de chanteurs se comporte à la manière d’une bande possédée, qui vampirise autant qu’elle dope les personnages principaux. Partis voisins oppressants menaçant l’existence du précieux jardin de Péssôtski, ils se meuvent peu à peu en une troupe de moines noirs qui semblent pouvoir se dupliquer à l’infini. Virevoltants et effrayants, venus du fond des âges à la faveur d’une malédiction millénaire, ils corrompent tout sur leur passage, jusqu’à annihiler, avec maestria, les vies et les esprits d’individus qui n’en demandaient pas tant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Moine noir
Texte Kirill Serebrennikov d’après Anton Tchekhov
Mise en scène, scénographie Kirill Serebrennikov
Avec Filipp Avdeev, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroschnichenko, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan, et les chanteurs Genadijus Bergorulko, Pavel Gogadze, Friedo Henken, Sergey Pisarev, Azamat Tsaliti, Alexander Tremmel, Vitalijs Stankevics, et les danseurs Tillmann Becker, Arseniy Gordeev, Andrey Ostapenko, Aleksei Sidelnikov, Ilia Manylov, Andreï Petrushenkov, Ivan Sachkov, Daniel Vliek
Collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin
Musique Jēkabs Nīmanis
Direction musicale Uschi Krosch
Arrangements musicaux Andrei Poliakov
Dramaturgie Joachim Lux
Lumière Sergey Kucher
Vidéo Alan Mandelshtamm
Costumes Tatiana Dolmatowskaïa
Assistanat à la mise en scène Anna Shalashova
Traduction en français pour le surtitrage Daniel Loayza, Macha Zonina
Traduction en anglais pour le surtitrage Lucy JonesProduction Thalia Theater (Hambourg)
Coproduction Festival d’Avignon avec le soutien du ministère de la Culture
Avec le soutien du Gogol Center (Moscou), de l’Onda Office national de diffusion artistique
Avec l’aide de Michael Otto Foundation, Rudolf Augstein Foundation, Richard M. Meyer Foundation et Cybersteel
En partenariat avec Arte et France Médias MondeDurée : 2h40
Festival d’Avignon 2022
Cour d’Honneur du Palais de Papes
du 7 au 15 juillet, à 22hThéâtre du Châtelet, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville, Paris
du 16 au 19 mars 2023
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !