Eric Aubry dirige La Paperie, le Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public à Angers, le lieu de l’expérimentation et du défrichage dans les arts et l’espace public. La crise sanitaire lui impose, d’une certaine façon, un contexte nouveau à intégrer. Il nous envoie cette tribune de réflexion.
À La Paperie, Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public, nous inventons de façon pragmatique
un autre rapport à l’art et un autre rapport à l’Autre.
Nous tentons depuis plus de dix ans différentes formes de rencontre entre artistes et habitant·e·s, différentes
formes de résonance du geste artistique in vivo et in situ.
Nos partenaires sont multiples : municipalités, communautés de communes, départements, région,
communautés urbaines, centres communaux d’action sociale, aménageurs, programmistes, agences
d’urbanisme, universités, maisons de quartier, associations caritatives…
Nous travaillons avec des artistes singulier·e·s, aux approches novatrices, avec lesquel·le·s nous écrivons des
dispositifs inédits lors de compagnonnages au long cours sur les territoires.
PORTRAITS DE RUE.
En 2012, à Charcé-Saint-Ellier-sur-Aubance, après plusieurs mois de prises de vues et
d’entretiens sur place, Denis Rochard expose sur les murs des maisons et des granges du village d’immenses
et poétiques portraits des habitant·e·s. Au cours d’un rituel de déambulation, nous les découvrons dans la
joyeuse communion d’un vernissage à ciel ouvert.
AILLEURS À… MONPLAISIR.
De 2014 à 2016, La Paperie établit ses pénates dans l’ancienne mairie de quartier
de Monplaisir à Angers. Emmenés par Véronique Peny, des hommes et des femmes en salopette rouge
« infusent » le paysage urbain, allant à la rencontre de ceux et celles qui vivent là. Le regard candide et curieux
des artistes amène les habitant·e·s à découvrir leur propre quartier, ses recoins cachés, son histoire, mais
surtout à voir d’un autre œil leur environnement quotidien, à leur en révéler la richesse ordinaire, qu’elle soit
architecturale, urbaine, mémorielle ou collective.
LA TOURNÉE.
En 2016, la Communauté de Communes autour de Derval nous demande d’intervenir pour
imaginer un lien sur l’ensemble de leur territoire. Caroline Melon a l’idée d’un « pain du territoire ». Julie
Rothhahn, designeuse culinaire, en conçoit trois différents. Chacun est traversé d’un long fil rouge, comme le
fil des histoires, celles qui relient les terres et les gens. Ces pains sont fabriqués sur place par les boulangers
des villages et vendus de façon itinérante avec une caravane rouge créée pour l’occasion. On collecte les
histoires de pains dans les familles, entre les générations, les communes, les hameaux, les écoles. Se pétrissent
ainsi des carnets de récits, mis en mot par les enfants.
UNE HISTOIRE DE POINTS DE VUE.
Fin 2018, le Centre Communal d’Action Sociale et le pôle Territorial
Monplaisir à Angers nous commandent une promenade de santé pour personnes âgées. Guénolé Jézéquel,
Séverine Bruneton et Mioshe conçoivent des bancs-sculptures qui jalonnent le quartier pour proposer des
balades pensées sur mesure. Tous les bancs sont visibles d’un seul endroit, depuis le sommet de la Barre de
l’Europe. Quelques mois durant, l’Immobilière Podeliha permet aux artistes d’investir un appartement du 9ème
étage qui devient étape, à l’instar d’un refuge en haute montagne, et donne accès à un point de vue privilégié
sur le quartier. Les octogénaires viennent y repérer le chemin parcouru hier et celui du lendemain. La
promenade s’est transformée en une métaphore de la vie.
Des pages passionnantes à écrire, il y en a eu ainsi de nombreuses à La Paperie.
Sur l’une d’entre elles, ET TOI TU DANSES OÙ ? ET AVEC QUI ? : nous marchons à plus de cent, sous la pluie,
le plus lentement possible, c’était sous la grue Titan jaune de l’île de Nantes.
Sur une autre, CUCINE(S) : nous dînons à deux cents aux chandelles le long du quai Gambetta à Chalonnessur-Loire.
Sur cette page-ci, DANS LE VIF : nous rencontrons Claudine Correia, épicière à Noyant-Villages, qui nous
raconte qui elle est, ce qu’elle vit, et cela devient fantasmagorie.
Sur la page d’en face, 2069, LA CROISÉE DES CHEMINS : on tourne un film sur le Plan-Climat du BaugeoisVallée.
Des chapitres LES GÉNIES DU LIEU à Monplaisir, cinq pages sont consacrées aux cinq cartes imaginaires de
cette partie de la ville, une sixième projette en plein air un film en slow-motion qui met en scène le quartier
et ses habitant·e·s…
Plusieurs chapitres sont Accroche-Cœurs : on y contemple des couchers de soleil, on se pose au JARDIN DE
TOUT-MONDE, on se régale place de la Paix, à 400 convives, de PASTA Y BASTA, « pâtes maison » couronnant
deux semaines de réflexions des riverains sur les circuits courts et l’économie circulaire.
Sur la page aride d’anciennes ardoisières, un JARD’ IN poétique, collaboratif et expérimental, prend racine.
Il y en a tant des aventures dans le grand livre de la Paperie, écrites avec le groupe ZUR, la Cie Alice Groupe
Artistique, L’écumerie, Zutano BaZar, la Cie Atelier de Papier, la Cie Floriane Facchini, le Théâtre à l’Envers,
le Bureau d’Intervention Graphique, la Cie De Chair et d’Os, la Cie Queen Mother, la Cie Entre Chien et Loup,
la Cie l’Aubépine, la Cie Loïc Touzé, David Rolland Chorégraphie, KMK, la Cie Jeanne Simone, Begat Theater,
Opéra Pagaï, Komplex Kapharnaüm, la Française de Comptage, Anna Anderegg, Laëtitia Cordier, Simon
Gauchet, Bénédicte Mallier, Anatole Donarier et beaucoup d’autres encore …
Toujours, nous travaillons de façon contextuelle, en prenant le temps de la rencontre, de la mise en présence
des humains et des territoires, avec pour horizon d’intention que chacun·e, par le processus artistique et
culturel, acquiert une conscience neuve et régénératrice de ce qu’habiter ici et maintenant peut vouloir dire,
représenter, incarner.
La crise sanitaire actuelle du Covid-19 nous impose, d’une certaine façon, un contexte nouveau à intégrer.
Il va nous falloir prendre le temps de le comprendre dans ses complexités et dans ses conséquences à court,
moyen et long terme
À La Paperie, aujourd’hui et demain, l’enjeu sera toujours de créer et d’inventer de nouvelles relations entre
humains. Les artistes doivent rester au cœur de ce dispositif autour d’un renouveau des écritures artistiques
hors des champs habituels de la représentation
Imaginer un pôle des dramaturgies plurielles en même temps qu’un lieu de la fabrique sociale, c’est imaginer
mettre en récit un territoire dans toutes les formes possibles.
Ce sont nos chantiers pour demain.
La Fabrique Sociale consiste à inventer, en toute humilité, modestie et bienveillance, de nouveaux enjeux de
la construction d’une société plus humaine, plus égalitaire, plus émancipatrice, plus écologique, qui prend soin
des enfants comme des personnes âgées, des malades comme des bien portants, de la nature et de la
biodiversité, qui prend soin de ne laisser personne sur le bord de la route.
La Fabrique Sociale se construit essentiellement avec les habitant·e·s, les collectivités, le tissu associatif, les
pratiques amateurs, la société civile. C’est le pan culturel de nos actions.
Nous prenons le parti de dire que cette Fabrique Sociale est un modèle de réflexion artistique en utilisant les
compétences et l’imaginaire de l’artiste. Nous proposons de réfléchir à quelle est la place de l’habitant·e, de
l’artiste et de l’œuvre dans cette fabrique.
Que peut apporter l’artiste aux filières agricoles, aux circuits courts, à l’économie circulaire ? Que peut
apporter l’artiste dans l’aménagement du territoire, d’un chemin de préfiguration pendant des travaux ou
d’une piste cyclable en campagne ? Que peut apporter l’artiste dans la définition des zones de chalandise,
dans la reconquête d’un centre-bourg ou d’un centre-ville ? Que peut apporter l’artiste dans ce qu’on appelle
les zones blanches ? Que peut apporter l’artiste dans l’ensemble des assistances à maîtrise d’ouvrage qui
existe dans les cadres des marchés publics, et privés ? Que peut apporter l’artiste dans le monde de
l’éducation ? Que peut apporter l’artiste au monde de la santé ?
Que peut apporter l’artiste en tant qu’artiste dans nos sociétés ?
Le monde de la Culture est ébranlé par le séisme du Covid-19 et il est fort probable que les grandes
plateformes numériques s’en sortiront parce qu’elles sont déjà préparées de par leurs formats à cette
distanciation sociale.
Nous ne pourrons pas nous satisfaire d’un secteur culturel porté par les seuls grands groupes privés et
alimenté uniquement par des contenus marchands de masse. Penser ensemble un nouveau service public de
la culture pour tou·te·s est un des défis majeurs qu’il est essentiel de relever.
Ensemble, nous pourrons dépasser les contingences et les obligations dues à de nouvelles pratiques sociétales
induites par la crise sanitaire actuelle.
À La Paperie, nous proposons d’être un endroit ressource pour les collectivités, un incubateur pour les idées
naissantes des habitant·e·s et de la société civile, et une pépinière pour les artistes dans de nouveaux
cheminements.
Éric AUBRY
Directeur de La Paperie – CNAREP
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