Inventeur de carrefours singuliers entre théâtre et musique, Roland Auzet s’empare très librement d’Hedda Gabler. En mêlant à la réécriture du texte du texte d’Ibsen des chants du trio LEJ ainsi que des mots de Falk Richter, il en actualise le tragique. Les accents de révolte.
Un lamento. Un cri rauque ponctué de râles, d’étouffements. Parmi les chuchotements d’une cinquantaine de figurants attablés sur le plateau pour un dîner, la voix de Hayet Darwich s’impose d’emblée comme le sujet central de D’habitude on supporte l’inévitable. Tranchant avec l’environnement sonore ambiant, ses nuances carnassières prennent le pas sur l’intrigue échafaudée par Henrik Ibsen en 1980. Sur le tiraillement d’Hedda Gabler entre passion et convention, sur le poids de la famille et sur les drames conjugaux qui la conduisent cette héroïne à sa perte. Comme dans sa Solitude des champs de coton pour deux comédiennes et un dispositif électroacoustique au casque (2015) ou encore dans VxH La Voix Humaine, son adaptation du texte de Jean Cocteau (2017) sur plateforme acoustique, Roland Auzet actualise ainsi le tragique de l’œuvre qu’il s’est choisi. Il en réveille la part scandaleuse. La part indomptable.
Avec sa foule de mangeurs, son orchestre installé à jardin et sa mini-scène où trône le canapé d’Hedda, le plateau de D’habitude on supporte l’inévitable est à l’image de la protagoniste de la pièce : mi-grandiose mi-quotidienne, réaliste par endroits mais à d’autres tout à fait hors du monde connu. Étrangère à l’époque du dramaturge norvégien autant qu’à la nôtre. Sublime dans sa robe argentée, Hayet Darwich est le plus souvent au diapason de cette atmosphère hybride.
Souligné par les mots crus et actuels que Roland Auzet a composés pour elle, et par ceux de Disappear here de Falk Richter qui se confondent aussi avec ceux d’Ibsen, le jeu nerveux de la comédienne s’accorde aux chants du trio féminin LEJ formé par Lucie Lebrun, Élisa Paris et Juliette Saumagne. Un mélange de reprises et de compositions personnelles, auquel se mêlent des morceaux beaucoup plus trashs et âpres de la chanteuse et compositrice allemande Karoline Rose, qui incarne aussi un personnage absent de la pièce d’Ibsen : la compagne d’Ejlert Løvsborg (Gaël Baron), rival du mari d’Hedda. Au carrefour du théâtre et de la musique, D’habitude on supporte l’inévitable se situe aussi au croisement de langues et de registres divers. Il ose le dialogue entre des univers éloignés, et prend donc le risque de son échec.
L’alchimie, en effet, n’opère pas de manière constante entre les cinquante figurants, le texte aux accents multiples et l’importante partition musicale de la pièce. Dans certaines scènes, le jeu peine à trouver sa place. Il se fait parfois trop criard. Parfois trop timide face aux musiciennes qui font écho à la révolte d’Hedda Gabler, et dessinent un espace de liberté, de joie, dont est privé la pièce d’Ibsen. Mais bientôt, l’harmonie revient. Et là, plus rien du Ibsen qui selon Ingmar Bergman – il a monté Hedda Gabler en 1964 – « vivait empêtré dans ses meubles, ses explications, ses scènes composées habilement, mais avec pédanterie, ses répliques avant que le rideau ne tombe, ses airs et ses duos », mais seulement son « obsession à se livrer plus abrupte que chez Strindberg » (Laterna magica). Aussi directe et revêche que chez Falk Richter.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
D’habitude on supporte l’inévitable
D’après Hedda Gabler de Henrik Ibsen et Disappear here de Falk Richter
Mise en scène, conception et composition : Roland AuzetAvec : Gaël Baron, Clément Bresson, Hayet Darwich, Sophie Daull, Karoline Rose & Lucie Lebrun, Elisa Paris, Juliette Saumagne (LEJ)
Perchiste : Vincent Kreyder
Scénographie-costumes : Léa Gadbois-Lamer
Réalisation informatique musicale : Daniele Guaschino
Création et régie lumières : Bernard Revel
Régie générale : Jean-Marc Beau
Régie son : Julien Pittet
Avec la participation de 50 amateurs
Production déléguée L’Espace des Arts – scène nationale de Chalon-sur-Saône
coproduction Cie Act-Opus, MA scène nationale – Pays de Montbéliard, l’Archipel – scène nationale de Perpignan, le Théâtre – scène nationale de Saint-Nazaire, La Muse en circuit – Centre national de création musicaleDurée: 1h15
les 21 et 22 février 2019
L’Archipel – Scène nationale de Perpignanles 21 et 22 mars 2019
Le Granit, scène nationale de Belfortles 29 et 30 mars 2019
Le Théâtre – Scène nationale de Saint-Nazairele 30 avril 2019
Théâtres en Dracénie, Draguignanles 14 et 15 mai 2019
L’Espace des Arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône
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