Sous la direction d’Émilie Rousset et Louise Hémon, les deux comédiens se réapproprient les joutes verbales de tous les face-à-face d’entre-deux tours depuis 1974. De Valéry Giscard d’Estaing à Emmanuel Macron, de François Mitterrand à Nicolas Sarkozy, de Jacques Chirac à François Hollande, ils interrogent brillamment la rhétorique du discours politique et révèlent avec humour la théâtralité de ces grand-messes cathodiques.
Il est de ces moments naturellement théâtraux, tellement pétris par les jeux de rôles et les règles de mise en scène en tout genre qu’ils font instantanément spectacle. Tous les sept, puis tous les cinq ans, les débats télévisés d’entre-deux tours de l’élection présidentielle font partie de ceux-là. Depuis 1974, ils rythment la vie démocratique, tel un rituel immuable qui, à chaque scrutin, ou presque, réunit des dizaines de millions de Français devant leur petit écran, pressés de conforter ou d’affiner leur choix électoral du dimanche suivant. Pour Émilie Rousset et Louise Hémon, Le Grand Débat constitue le Rituel 4 d’une série initiée en 2015. Après L’anniversaire, Le Vote et Le Baptême de mer, le metteuse en scène et la réalisatrice se sont une nouvelle fois associées pour s’emparer d’un événement et l’observer par « le prisme des codes et des croyances qui le façonnent ».
Dans un décor digne des plus beaux plateaux de l’ORTF, rideau vert, table de trois mètres et température de 21°C à l’appui, Emmanuelle Lafon et Laurent Poitrenaux se font face. Introduits par la voix de Leïla Kaddour-Boudadi, scrutés par trois caméras, capables de capturer leurs moindres mimiques, ils endossent, tour à tour, les rôles de tous les candidats qui, depuis 44 ans, ont participé au second tour de l’élection présidentielle. De Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac, Lionel Jospin, Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François Hollande, Marine Le Pen et Emmanuel Macron, les deux comédiens empoignent les plus belles punchlines – y compris celles de la passe d’armes à distance entre Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac qui avait refusé, en 2002, de débattre avec le patron du Front national – du « Vous n’avez pas le monopole du cœur » de Giscard à Mitterrand en 1974 au « Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre » de Mitterrand à Chirac en 1988, en passant par l’anaphore « Moi, président » de François Hollande en 2012.
Loin d’être un simple exercice de compilation, la proposition d’Émilie Rousset et Louise Hémon va au-delà du plaisir de réentendre ces fragments désormais célèbres de l’histoire politique française. Plutôt que de chercher à rejouer les débats, la metteuse en scène et la réalisatrice veulent les décortiquer. Grâce à la technique du « cut-up », elles transcendent les temporalités et font se répondre, au fil d’un maillage textuel de haute volée, des propos de candidats qui ne se sont pourtant jamais fait face. Ce faisant, elles analysent, en creux, la mécanique de la rhétorique politique et font émerger des permanences dans des discours éloignés de plusieurs dizaines d’années, comme la question du rassemblement ou de la nation qui reviennent telles des antiennes. Grâce à l’interprétation passionnée et passionnante d’Emmanuelle Lafon et Laurent Poitrenaux, qui s’approprient les textes au lieu de singer leurs locuteurs, elles parviennent à révéler, avec une bonne dose d’humour, toute la puissance de l’art oral, des éléments de langage à la scansion millimétrée de phrases qui ne laissent jamais rien au hasard.
De ce précis de communication politique, se dégage une regrettable impression d’appauvrissement des modes d’expression. Les coups de Trafalgar intellectuellement séduisants des années 1970 et 1980 cèdent leur place aux joutes verbales des années 2000, en forme, sauf exceptions, de chamailleries de bas étage. Reste, toutefois, un cadre permanent, celui édicté en 1981 par l’équipe de François Mitterrand sous la forme d’un cahier des charges regroupant 21 règles de réalisation dites « épouvantables » – comme l’interdiction des plans de coupe, la définition précise de la valeur des cadres ou encore l’interdiction faite au public d’exprimer ses émotions – qui ont, depuis, force de règlement officieux. En jouant avec elles, au gré d’une réalisation en direct, Émilie Rousset et Louise Hémon en montrent toute la prégnance et, en les faisant disparaître dans les dernières encablures du débat, démontrent leur force consubstantielle, essentielle aux spectateurs désormais savamment habitués, voire formatés. De quoi ravir, intellectuellement et scéniquement, tous les amoureux de politique… et de théâtre.
Vincent BOUQUET – www.sceneweb.fr
Rituel 4 : Le Grand Débat
Conception, scénographie et mise en scène, Emilie Rousset et Louise Hémon
Avec Emmanuelle Lafon, Laurent Poitrenaux et la voix de Leïla Kaddour-Boudadi
Création lumière et image, Marine Atlan
Caméramans, Marine Atlan et Mathieu Gaudet
Montage vidéo, Carole Borne
Régie son / vidéo, Romain Vuillet
Régie générale / lumière, Jérémie Sananes
Musique, Emile Sornin
Maquillage, Camille MarquetteAdministration-Production Bureau Produire ; Production John Corporation en association avec Agathe Berman Studio. Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings. Coproduction Festival d’Automne à Paris ; Coréalisation Théâtre de la Cité internationale, Festival d’Automne à Paris. Avec le soutien du DICRéAM et de Hors Pistes / Centre Pompidou.
Durée : 1h05
T2G – Théâtre de Gennevilliers
7 au 17 Janvier 2021
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