Armée de sa précision habituelle, le metteur en scène transforme la pièce aussi fameuse qu’ambiguë de Molière en une réunion de monstres froids. Glacée sans être glaçante.
Au cours de sa carrière, Alain Françon s’est frotté à une large palette de dramaturges, y compris les plus âpres et les plus complexes. De Peter Handke à Edward Bond, de Tchekhov – dont il est un des plus grands spécialistes – à Botho Strauss, il n’a reculé devant aucune difficulté, mais n’avait, étonnamment, jamais inscrit le plus célèbre d’entre eux, Molière, à son tableau de chasse. C’est désormais chose faite, avec l’une de ses pièces les plus fameuses, les plus montées, mais aussi les plus ambiguës : Le Misanthrope, qu’il donne au Théâtre de la Ville après avoir été créée au début de l’année au Théâtre de Carouge en Suisse.
Comme toujours, le metteur en scène a attaqué ce projet à la racine, grâce à une analyse minutieuse du matériau textuel qu’il place au centre de tout. Il a balayé, épluché, décortiqué la pièce de Molière. Cette fine lecture la fait entendre avec une clarté remarquable, malgré le tempo soutenu qu’il lui impose. Comme toujours, il a dirigé ses comédiens avec une précision d’horloger, leur a donné le la pour qu’ils trouvent, vers après vers, le mot sur lequel appuyé, l’ironie à déceler, le fragment sur lequel s’appesantir, celui qui révèle les caractères profonds des personnages. Comme toujours, il s’est adjoint les services de Jacques Gabel qui signe un décor majestueux et élégant à la fois. Sur fond de forêt enneigée, le salon de Célimène devient une antichambre atemporelle, un lieu de passage d’un palais de la monarchie ou de la République.
Les fondations qui font la solidité et la finesse des spectacles d’Alain Françon sont donc là, et bien là, mais cette fois, quelque chose ne prend pas tout à fait. Conçue comme une réunion de monstres froids, rongés par ce paraître et cette amabilité forcée qui les transforment en automates hypocrites, sa proposition manque d’allant, de vivacité et d’ardeur. À trop vouloir montrer la complexité de la pièce de Molière, Alain Françon s’est maintenu sur une ligne de crête dont il s’est fait, malgré lui, prisonnier. Il ne semble pas savoir quel camp choisir – si tant est qu’il le veuille vraiment – et renvoie tous les personnages dos à dos. Certes, l’ensemble de la Cour paraît bien cruelle, mais Alceste est, sous son regard, trop ridicule pour symboliser le héros lucide et audacieux qu’il incarne parfois. À trop la détester, Le Misanthrope version Françon a annihilé l’humanité. Les rapports y sont neutralisés, les personnages sans âmes, les sentiments, y compris amoureux, quasiment absents. Engoncé dans une certaine préciosité, le spectacle se sclérose alors peu à peu, et ne fait rire, sous l’impulsion de la fine plume de Molière, qu’à de très rares instants. Plutôt que la noirceur radicale, Alain Françon a pris le parti des nuances de gris qui, si elles révèlent les subtilités du texte, en affadissent aussi les couleurs.
Malgré cet ensemble un peu terne, la troupe de comédiens ne démérite jamais, et offre à la pièce la justesse qui lui sied et permet d’y croire. En Alceste aussi obstiné qu’impuissant, Gilles Privat donne le ton, et le change à Pierre-François Garel et Lola Riccaboni, en Philinthe et Eliante qui restent, peut-être, dans le regard du metteur en scène, les seuls personnages à sauver de ce marasme. Plutôt qu’une coquette, Marie Vialle prend le parti d’une Célimène sans affect, quand Dominique Valadié incarne une Arsinoé dépouillée de sa flamboyance habituelle. Restent alors les deux marquis, Acaste et Clitandre, dont la partition, intrinsèquement délurée, est très maîtrisée, mais aussi trop sage. À l’image de l’ensemble de ce spectacle qui pêche par sa trop grande cérébralité, voire, paradoxalement, par sa trop grande intelligence. Un défaut, il est vrai, moins gravissime que d’autres.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Misanthrope
de Molière
Mise en scène Alain Françon
Avec Gilles Privat, Pierre-François Garel, Régis Royer, Marie Vialle, Lola Riccaboni, Dominique Valadié, Pierre-Antoine Dubey, David Casada, Daniel Dupont, David Tuaillon et Joseph Rolandez
Assistanat à la mise en scène et dramaturgie David Tuaillon
Décor Jacques Gabel
Lumière Joël Hourbeigt
Costumes Marie La Rocca
Musique Marie-Jeanne Séréro
Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
Son Léonard FrançonProduction Théâtre des Nuages de Neige
Co-production Théâtre de Carouge-Atelier de Genève, Théâtre de la Ville-Paris, Théâtre National de Strasbourg, MC2 : Grenoble, Théâtre du Nord-CDN de Lille Tourcoing Hauts-de-FranceLe Théâtre des Nuages de Neige est soutenu par la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture et de la Communication. La Maison de Fursac a apporté son soutien à la création des costumes du Misanthrope. Les ateliers du Théâtre national de Strasbourg ont réalisé une partie des costumes. La compagnie remercie La Colline-Théâtre national, l’Odéon Théâtre de l’Europe et la Comédie-Française pour le prêt de matériel.
Durée : 1h55
Théâtre de la Ville, Espace Cardin, Paris
du 18 septembre au 12 octobre
Théâtre national de Strasbourg
du 16 au 21 octobre et du 4 au 9 novembre
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