Dans un désordre quasi permanent, Sylvain Creuzevault et sa troupe survoltée rendent inégalement audibles Les Démons de Dostoïevski.
C’est une rentrée au long court que propose le Festival d’automne à l’Odéon – théâtre de l’Europe : 5 heures de Kafka en polonais orchestrées par le Maître Krystian Lupa dans la salle principale ; 4 heures de Dostoïevski joyeusement déglinguées aux ateliers Berthier… Il en jaillit un même rapport au monde : complexe, brutal, touffu, désabusé. On compte déjà de grandes adaptations théâtrales des Démons. Il y a une dizaine d’année, Peter Stein en signait une représentation de douze heures, un spectacle d’une facture limpide bien que crépusculaire, d’un très grand classicisme. Ce n’est pas le cas chez Creuzevault qui, certes fidèle aux épisodes et aux personnages, en livre une version peu orthodoxe. Il plonge le roman dans un maelström théâtral foisonnant et affolé. Sa mise en scène flirte étonnamment avec un autre geste bien familier de l’écrivain russe, celui de Vincent Macaigne, signataire il y a peu d’un formidable Idiot, dont Creuzevault semble reprendre les meilleurs ingrédients : lâcher de fumigène, bande-son criarde, faux sang et fluide jaillissants, hurlement des acteurs, bordélisation du plateau, participation du public…
C’est donc dans un sacré bazar que se déploient les grandes aspirations comme les contrariétés d’une jeunesse paumée et révoltée qui veut changer le monde en renversant l’ordre établi. Depuis Notre terreur, Le Capital et son singe ou plus récemment AntiFaust, une réflexion sur la révolution a toujours irrigué le travail de Creuzevault et ses collectifs. Elle prend place ici dans un espace grand ouvert, bâché et bétonné, qui s’apparente à un squat aux murs tagués et au sol jonché de tracts. On y parle avec véhémence d’athéisme, de socialisme, de nationalisme, de nihilisme… Les comédiens parviennent assez magistralement à donner corps, chair et âme aux débats politiques et aux questionnements les plus métaphysiques que contient le livre. Ils restituent des idées tellement complexes, ardues, avec tant de concret, d’urgence, d’insolence qu’ils impressionnent.
Mais l’humour et la distance prises sans finesse viennent détourner l’attention. Il est déjà à déplorer que le spectacle manque cruellement d’émotion, mais une certaine tendance à la complaisance boursoufle et alourdit l’ensemble qui contient bien des flottements. Loin de partager la vision d’un Dostoïevski devenu conservateur convaincu, Sylvain Creuzevault la tourne en dérision. Et il l’assume : Les Démons, pour lui, « c’est risible, c’est ridicule! » Toutes les blagues, les apostrophes, les scories puériles qui inondent le plateau grippent la pensée, nuisent à la réflexion. Non pas que la profanation n’ait pas toute sa place dans l’oeuvre de Dostoïevski mais elle ne doit pas se cantonner à l’anecdote.
On est quand même emporté par les comédiens Frédéric Noaille, Arthur Igual, ou encore Vladislav Galard qui campe un Nikolaï rebelle et torturé avec une folle étrangeté. Nouveaux venus dans l’équipe soudée, Nicolas Bouchaud fait un Stépane idéaliste mais trop fanfaron, Valérie Dréville est impériale dans la démesure. On saisit à travers eux la folie et le chaos humains. Mais à force d’ironie et de tapage, ces démons bien vivants sont aussi exténuants.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Les Démons de Fédor Dostoïevski
traduction française André Markowicz
adaptation Sylvain Creuzevaultavec
Nicolas Bouchaud
Valérie Dréville
Vladislav Galard
Michèle Goddet
Arthur Igual
Sava Lolov
Léo-Antonin Lutinier
Frédéric Noaille
Amandine Pudlo
Blanche Ripoche
Anne-Laure Tonduscénographie Jean-Baptiste Bellon
costumes Gwendoline Bouget
création musicale Nicolas Jacquot
masques Loïc Nébréda
lumière Nathalie Perrier
son Michaël Schaller
film Sylvain Creuzevault, Adrien Lamandeproduction Le Singe
coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne à Paris, Scène nationale Brive Tulle, TAP – Scène nationale de Poitiers, TnBA Théâtre national Bordeaux en Aquitaine, Théâtre de Lorient Centre dramatique national, Le Parvis scène nationale Tarbes Pyrénées, La Criée – Théâtre National de Marseille
avec la participation artistique du Jeune théâtre national
avec le soutien de l’Adamiavec le Festival d’Automne à Paris
durée estimée 3h45 (avec un entracte)Odéon – Berthier 17e
21 septembre – 21 octobre 2018
19h30 du mardi au samedi, 15h le dimanche.
Avant-premières les 19 et 20 septembre.
Relâche le 23 septembre.
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