A La Villette, Ursina Lardi sublime les mots de Milo Rau. A mi-chemin entre la rĂ©alitĂ© et la fiction, Compassion. Lâhistoire de la mitraillette est un Ă©lectrochoc pour sortir l’Occident de son aveuglement vis-Ă -vis des conflits dramatiques endurĂ©s par certains pays africains.
Compassion. Lâhistoire de la mitraillette est sans doute lâun des spectacles les plus glaçants de Milo Rau. AprĂšs avoir clĂŽt sa trilogie europĂ©enne – The Dark Ages, The Civil Wars, Empire – et dissĂ©quĂ© lâaffaire Dutroux dans Five Easy Pieces, le metteur en scĂšne suisse replonge au cĆur de lâAfrique des Grands Lacs. Il revient dans cette rĂ©gion sinistrĂ©e par des guerres ignorĂ©es pour livrer un spectacle Ă double dĂ©tente, dans la veine dâHate radio consacrĂ© au rĂŽle de la Radio Mille Collines dans le gĂ©nocide des Tutsis au Rwanda. Reprise concomitamment Ă la sortie de son film Le Tribunal sur le Congo, cette piĂšce crĂ©Ă©e en janvier 2016 Ă la SchaubĂŒhne de Berlin est une charge violente Ă lâencontre des ONG et de cette fausse compassion occidentale. Celle qui naĂźt au grĂ© dâĂ©phĂ©mĂšres indignations sans rĂ©elle et durable solidaritĂ©, et agit comme un arbre de bonne conscience qui dissimule une forĂȘt de massacres.
Conçu comme un spectacle dual, Compassion. Lâhistoire de la mitraillette se construit autour du diptyque rĂ©alitĂ©/fiction. Dans son rĂŽle de technicienne, Consolate SipĂ©rius incarne la figure du tĂ©moin et recĂšle toute la puissance du thĂ©Ăątre documentaire. Jeune actrice belge, elle est originaire du Burundi oĂč elle a survĂ©cu au gĂ©nocide qui a emportĂ© ses parents en 1993. Face Ă elle, Ursina Lardi endosse le rĂŽle dâune comĂ©dienne qui sâest engagĂ©e dans une ONG alors quâelle nâavait mĂȘme pas 20 ans. Construite au grĂ© des voyages de Milo Rau et de la comĂ©dienne de la SchaubĂŒhne en RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo et sur la route des rĂ©fugiĂ©s, lâhistoire de ce personnage contient une large part de fiction, parĂ©e des atours de la rĂ©alitĂ©.
CatapultĂ©e durant lâhiver 1994 Ă Goma, un petit village congolais situĂ© Ă la frontiĂšre rwandaise, la jeune femme est confrontĂ©e aux consĂ©quences du conflit ethnique qui Ă©clate au Rwanda. AprĂšs avoir entendu les « cris de mort » des Tutsis qui succombaient sous les coups de machette des Hutus, elle voit dĂ©ferler dans les semaines suivantes un million de rĂ©fugiĂ©s hutus qui fuient la vengeance des Tutsis revenus au pouvoir. DĂ©sarmĂ©e, sans connaissance particuliĂšre, la voilĂ aux manettes dâune mission humanitaire pour dispenser des cours aux gĂ©nocidaires et organiser des « workshops » avec les aumĂŽniers militaires.
Ce rĂ©cit, Milo Rau lâorganise comme une rafale de balles traçantes qui Ă©branle Ă chaque dĂ©tonation. En mĂȘme temps quâil ausculte la naissance de la compassion des spectateurs face Ă la rĂ©alitĂ© et face Ă la fiction, le rĂ©alisateur-activiste pourfend lâaction des humanitaires, habilement comparĂ©s Ă Ćdipe – un personnage quâUrsina Lardi connaĂźt bien pour lâavoir rĂ©cemment incarnĂ© dans Ădipus der Tyrann de Romeo Castellucci. A lâimage du roi de ThĂšbes qui ne comprend pas pourquoi ses proches pĂ©rissent les uns aprĂšs les autres, la jeune femme se rend compte quâelle participe au chaos quâelle entend endiguer par son action, en principe louable. DĂ©pourvue des outils adĂ©quats pour comprendre le conflit qui se joue, elle applique une grille de lecture occidentale au mieux inutile, au pire contre-productive.
PiĂ©gĂ©e dans un monceau de dĂ©tritus qui fait office de dĂ©cor, Ursina Lardi subjugue par son impeccable maĂźtrise. AiguisĂ©s par son intense froideur, les mots de Milo Rau fendillent peu Ă peu le masque imperturbable sous lequel couve le traumatisme. La comĂ©dienne fusille la camĂ©ra qui la filme du regard et fait Ă©merger une atmosphĂšre terrifiante, jusquâĂ laisser les spectateurs complĂštement cois. SonnĂ©s, abasourdis par cette lourde charge, ils ne peuvent que dresser le constat de leur Ă©chec face Ă la toute-puissance des mitraillettes. Une arme qui ne pourra se taire quâĂ la condition dâune solidaritĂ© en actes. Non suffisant en lui-mĂȘme, le travail de Milo Rau constitue la premiĂšre Ă©tape du long chemin Ă emprunter pour y parvenir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Compassion. Lâhistoire de la mitraillette
Conception, texte et mise en scĂšne, Milo Rau
Avec Ursina Lardi et Consolate Sipérius
Scénographie et costumes, Anton Lukas
Vidéo et son, Marc Stephan
Dramaturgie, Florian Borchmeyer
Collaboration dramaturgie, Mirjam Knapp, Stefan BlÀske
LumiĂšres, Erich Schneider
Production SchaubĂŒhne Berlin // CorĂ©alisation La Villette (Paris) ; Festival dâAutomne Ă Paris // En coopĂ©ration avec le rĂ©seau de thĂ©Ăątre europĂ©en PROSPERO : ThĂ©Ăątre National de Bretagne â Centre EuropĂ©en ThĂ©Ăątral et ChorĂ©graphique (Rennes) / ThĂ©Ăątre de LiĂšge / Emilia Romagna Teatro Fondazione / SchaubĂŒhne Berlin / Göteborgs Stadsteatern / Croatian National Theatre, World Theatre Festival Zagreb / Athens & Epidaurus Festival // En partenariat avec France Culture // Spectacle crĂ©Ă© le 16 janvier 2016 Ă la SchaubĂŒhne Berlin
DurĂ©e: 1h45Festival d’Automne Ă Paris
La Villette
7 au 11 novembre
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