Dans le cadre de l’année France-Colombie, le festival Sens Interdits a accueilli la première française de Labio de liebre du Teatro Petra. Une subtile fable tragi-comique sur les traces laissées par la guerre civile.
Dans son salon où trônent un petit poste de télé et un gros frigidaire, Salvo Castello a l’air d’un pacha déchu. Sans rien d’autre à faire que de regarder les informations et ressasser les souvenirs de sa gloire passée tandis que par la fenêtre d’un décor hyperréaliste, des flocons ne cessent de tomber. Envoyé purger une peine de trois ans dans un pays étranger blanc et froid, il attend de pouvoir retrouver sa liberté et son pays, la Colombie, où l’on apprend bientôt qu’il a commis de nombreux crimes. Où, sous couvert d’idéal révolutionnaire, il a notamment tué toute une famille de paysans dont les fantômes viennent hanter son exil. Fable aux accents shakespeariens, Labio de liebre ou « bec de lièvre », la dernière création du Teatro Petra, interroge ainsi les séquelles causées par 52 ans de guerre civile.
« Négocier avec le réalisme ». Dans la pièce de Fabio Rubiano, qui interprète aussi le rôle principal, ce mot d’ordre de la compagnie fondée en 1985 et devenue depuis l’une des plus importantes de Colombie prend une forme concrète dès que les spectres pénètrent sur le plateau. Tantôt à visage découvert, tantôt derrière des masques d’animaux, la famille revenante – Ana María Cuéllar, Bassini Segura, Jacques Toukhmanian et Marcela Valencia – fait en effet d’emblée usage de l’outil de distanciation favori du Teatro Petra : l’humour. Sans tomber dans des excès carnavalesques, mais en s’autorisant tout de même quelques petites cumbias d’outre-tombe, les comédiens déréalisent l’action avec intelligence et placent ainsi la violence dans le champ de la pensée critique.
Teatro Petra a l’art d’éviter le manichéisme qui menace toute mise en scène d’une confrontation entre victimes et bourreau. Dans Labio de liebre, les deux parties partagent en le grotesque dont la compagnie a fait sa marque de fabrique. Envahi par les remords, le « seigneur de guerre » Salvo Castello perd peu à peu son reste de superbe. Surtout lorsque la mère, ironiquement nommée Alegría de Sosa – alegria veut dire « la joie » –, l’oblige à rejouer la scène du meurtre en prenant sa place et son tablier. Composée d’un garçon au bec de lièvre, d’un autre dont la tête ne cesse de tomber depuis le meurtre et d’une fille qui bécote son tortionnaire à la moindre occasion, la fratrie multiplie elle aussi les ridicules à travers une suite de gags toujours lestés de tragique.
Tout comme ils oscillent entre les registres, Fabio Rubiano et ses compagnons hésitent entre la vengeance et pardon sans se décider pour l’une des deux issues possibles. Si Labio de liebre est une fable, la morale reste à définir par le spectateur. Bien que créée en 2015, donc avant l’accord de paix signé entre le gouvernement colombien et les Farc en septembre 2016, la pièce du Teatro Petra continue ainsi de questionner avec force l’avenir d’un pays dont les blessures de guerre mettront du temps à se refermer. C’est donc une belle découverte que nous offre l’année France-Colombie, la compagnie ayant jusque-là très peu joué sur nos scènes.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Bec-de-lièvre (Vengeance ou pardon)
Labio de liebre (Venganza o perdón)
De Fabio Rubiano
Avec
Ana María Cuéllar, Liliana Escobar, Fabio Rubiano, Biassini Segura, Jacques Toukhmanian, Marcela Valencia
Direction artistique – Laura Villegas, Juliana Revelo (tournée) / Musique – Camilo Sanabria / Lumière – Adelio Leiva, Leonardo Murcia / Costumes et accessoires – Servando Díaz, William de Jesús Mejía / Scénographie – Henry Alarcón / Assistant à la mise en scène – Jonatán Cabrera
Coproduction : Teatro Petra, Teatro Colón (Bogotá – Colombie)
Durée: 1h15Festival Sens Interdit 2017
Théâtre des Célestins
mar. 24/10 21h00
mer. 25/10 20h00Tandem Douai-Arras
Les 9 et 10 novembre 2017Théâtre du Nord à Lille
Du 16 au 18 novembre 2017L’Atrium à Dax
Le 21 novembre 2017
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !