À l’invitation du Théâtre de l’Odéon et du Studio-Théâtre de Vitry, des spectatrices et spectateurs se réunissent, sous les houlettes respectives de William Ravon et Théo Cazau, pour échanger et penser à partir de pièces qu’ils ont vues. Un espace de parole et d’écoute trop rare qui, bien au-delà du pur jugement de valeur critique, permet de faire oeuvre d’intelligence collective.
L’une y voit un dispositif proche des Alcooliques anonymes, l’autre un format digne du Festival d’Avignon. Réunis en cercle en ce samedi 20 décembre après-midi dans l’un des studios du dernier étage du Théâtre de l’Odéon, les 25 spectatrices et spectateurs présents – sur 40 inscrits pour autant de places disponibles – ont en commun une même passion, celle du théâtre, et une même création, Musée Duras de Julien Gosselin, que chacune et chacun a vu au cours des semaines précédentes. Sous la houlette du doctorant en études théâtrales à l’ENS et dramaturge de l’institution parisienne, William Ravon, qui réalise par ailleurs les très riches entretiens des feuilles de salle, toutes et tous sont venus assister à cette cinquième édition de « Querelle » moins pour « confronter » leurs points de vue, comme l’indique de façon aussi aguicheuse que réductrice le flyer qui présente cet atelier participatif lancé depuis le début de la saison 2025-2026, que pour « entendre la perception d’autres personnes » et apprendre les uns des autres. Étudiant ou retraité, professionnel du spectacle vivant ou « simple » mordu de théâtre, nouveaux venus ou déjà habitués, aficionados de Julien Gosselin ou plus perplexes quant à la programmation du nouveau patron des lieux, ils partagent et/ou écoutent activement l’ensemble des souvenirs que leur demande de livrer William Ravon, histoire de lancer les débats et de se reconnecter au spectacle en question.
À travers les mots de celles et ceux qui osent prendre la parole, encouragés par une bonne ambiance respectueuse, les images de La Maladie de la mort, L’Homme atlantique, L’Amante anglaise ou L’Homme assis dans le couloir remontent alors à la surface, et servent de base pour enclencher des discussions où, dans un premier temps, les paroles étonnamment précises et ciblées peinent à aller au-delà de simples impressions, auxquelles William Ravon répond par des confidences et anecdotes de l’intérieur. Pour autant, les participantes et participants, globalement conquis par ce qu’ils ont vu, trouvent progressivement des réponses à certaines de leurs interrogations, réfléchissent à l’effet du traitement de choc que Julien Gosselin fait subir à Marguerite Duras, remettent sur le métier l’ordonnancement des textes, avec une liberté de parole et une qualité d’écoute devenues beaucoup trop rares, y compris dans certains espaces de la sphère médiatique où l’opinion et les jugements de valeur à l’emporte-pièce ont parfois damé le pion, réduction du temps de parole ou de l’espace disponible oblige, à la réflexion analytique. Minute après minute, et encore davantage lors de la discussion suivante autour du Pétrole mis en scène par Sylvain Creuzevault, où les doutes profonds et les antagonismes naissants obligent les participantes et les participants à mobiliser davantage d’arguments de fond – particulièrement au sujet (marronnier) de l’utilisation de la vidéo –, « Querelle » s’impose alors comme un temps précieux qui permet de faire oeuvre d’intelligence collective, mais aussi de renouer avec l’une des dimensions historiques, mais aujourd’hui oubliée, du théâtre : la sociabilité. Tant et si bien, qu’au sortir, percevant que les uns et les autres en ont encore sous la pédale, on regrette que la durée de 90 minutes ne soit pas allongée.
Un espace de résistance politique
C’est d’ailleurs pour un format double, de trois heures, qu’a opté le Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine pour ses ateliers baptisés « Déplier un spectacle » qui se tiennent à l’issue de chacune des six ou sept créations accueillies par l’institution vitriote chaque saison. Autour d’une table installée directement sur le plateau du théâtre, et garnie de quelques gressins, bouteille de jus de pommes, thermos de tisane et autres biscuits petit beurre, les huit participants et participants, dont le patron des lieux, Adrien Béal, et le dramaturge Théo Cazau, qui orchestre la rencontre, sont d’entrée de jeu mis dans le bain. « Nous sommes moins ici pour débattre de nos jugements de goût comme dans le cadre d’un atelier purement critique que pour essayer d’avoir une discussion exigeante sur un spectacle à partir de l’un de nos outils les plus sensibles : notre étonnement », précise le second. Après un rapide tour de table où chacune et chacun, chanteur lyrique, metteuse en scène ou spectatrices curieuses, se présentent, un protocole en plusieurs étapes est soumis aux membres de ce cercle involontairement, mais fructueusement, restreint. Durant une quinzaine de minutes, toutes et tous devront, de façon individuelle, identifier deux ou trois objets d’étonnement au sujet du spectacle Coraline de Blanche Ripoche. Après avoir donné un titre à ces différents objets, ils devront en choisir un, qu’ils seront amenés à décrire, à l’écrit, de façon la plus détaillée possible, « sans jugement ni tentative d’explication », précisent les règles du jeu, « comme si on avait à le raconter à une personne n’ayant pas vu le spectacle ». Une fois ce devoir accompli, les participantes et participants livreront le titre de leur objet d’étonnement principal et tenteront de regrouper ceux qui semblent se rapprocher pour dessiner un parcours de discussion, où chacun lira ce qu’il a produit.
Une fois dépassé le stress de la feuille blanche, tout le monde se prête avec le plus grand sérieux au jeu et émerge de ce temps de réflexion huit énoncés qui mettent l’eau à la bouche : La blague qui ne fait pas rire, La sculpture transformatrice, Le bleu, le blanc, le rouge, Rebond sur une intervention du public, Blanchette et le loup, La transformation d’un personnage avec toute son ambiguïté, Un fil se coupe qui ouvre l’espace et Mon réflexe buté de spectatrice de ne pas vouloir être dupe (très rare). Chacune et chacun à leur tour, les participantes et participants vont alors livrer le fruit de leur étonnement, sur lequel, avec une bienveillance, un respect et une qualité d’écoute aussi impressionnantes que dans le cadre des « Querelles », les autres vont rebondir. Bien loin de se cantonner à des impressions ou à des jugements de valeur, les membres de cet atelier se mettent alors à détricoter la pièce en réfléchissant à la notion de clown, en creusant la portée politique du spectacle, en revenant sur ce qui façonne le personnage de Coraline ou en analysant le rapport au public à travers la question du rire. Au gré des heures qui défilent, au-delà de l’intelligence collective dont ils font oeuvre, les participantes et les participants se mettent, presque malgré eux, à former un groupe, un collectif d’exploratrices et d’explorateurs, malheureusement éphémère, mais intrinsèquement politique dans sa façon d’opposer à l’individualisme, à la lutte de tous contre tous et aux invectives de bas étage un moment de penser ensemble aussi stimulant intellectuellement qu’humainement réconfortant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le programme des prochaines « Querelles » :
Querelle #6 autour de Pallaksch Pallaksch!
le 14 février 2026, à 15hQuerelle #7 autour de Hamlet
le 14 février, à 17hQuerelle #8 autour de Œdipe roi
le 21 mars, à 15hQuerelle #9 autour de Cock, Cock… Who’s There ? et Seek Bromance
le 21 mars, à 17hQuerelle #10 autour de Vudú (3318) Blixen
le 18 avril, à 15hQuerelle #11 autour de Goodbye Lindinta et Mami
le 18 avril, à 17hQuerelle #12 / Séance spéciale de fin de saison
le 23 mai, à 15hDurée : 1h30
Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
Gratuit sur réservation
Le programme des prochains ateliers « Déplier un spectacle » :
Autour du Mauvais Sort de Céline Champinot
le 14 janvier 2026, à 19hAutour de L’obéissance est tellement douce de Mélodrame Production
le 29 janvier, à 19hAutour de Des dragons dans les halls de Julien Villa
le 19 mars, à 19hAutour de L’éternelle histoire de Sarah Oppenheim
le 20 mai, à 19hDurée : 3h
Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine
Gratuit sur inscription


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