Avec Une Traversée, Natacha Belova et Tita Iacobelli de la compagnie belge Tchaïka imaginent une pièce de marionnettes, adressée à un public à partir de 10 ans, mâtinant le fameux récit initiatique de Lewis Carroll d’une atmosphère contemporaine où la question de l’identité et de la migration pèse sur les enfants.
Les marionnettes hyperréalistes de l’artiste russo-belge Natacha Belova ont ceci de troublant qu’elles renversent l’ordre naturel des choses. Habituellement, il faut se forcer de croire qu’un objet manipulé devient un personnage – comme au théâtre, où l’on accepte de croire qu’un comédien joue un rôle. Ici, c’est l’inverse : on ne parvient pas à croire que sa marionnette, représentant une fillette cernée de sept ou huit ans, engoncée dans une doudoune sans manches de couleur rouge, n’est pas faite de chair et de sang. Quelque chose dans son regard et le teint de sa peau ; quelque chose dans la forme de ses lèvres et les traits tirés de son visage. À vrai dire, quelque chose qui ferait presque un peu peur : cette petite fille, à bien y regarder, a un aspect cadavérique. D’ailleurs, les quelque 250 enfants réunis au ThéâtredelaCité, parfaitement survoltés, poussent des cris de stupéfaction dès lors que les trois manipulateurs montrent leur créature, en prologue de la pièce ; celle-ci est plus vraie que nature. Comme s’il fallait les préparer à cette drôle d’idée : cette marionnette, que l’on prénommera Alice, n’est pas une enfant, et elle ne l’a jamais été.
La voilà pourtant qui s’éveille, dans une chambre aux étagères encombrées par des jouets, des livres, des morceaux de tissu, des rollers, des cahiers. Elle caresse un chaton, le sien ; un chaton gris étonnement docile, fidèle acolyte qui l’accompagne au fil de ses tribulations enfantines, lorsqu’elle s’aventure dans les mondes infinis qu’elle s’invente, comme tous les gamins de son âge. Jusqu’ici, tout va bien. Jusqu’à ce qu’un choc vienne percuter sa chambre. Patatras. La cause ne sera jamais établie – un tremblement de terre ? une bombe ? Quoi qu’il en soit, elle se retrouve propulsée ailleurs, là où d’inhabituelles règles s’appliquent, de l’autre côté du miroir, comme disait Lewis Carroll dans son Alice aux pays des merveilles, qui s’impose évidemment comme le modèle explicite de cette Traversée. Alice sera mise au défi, parce que, d’emblée, il en va de sa survie. Un défi où elle joue son identité et ses origines. Il lui faudra compter, gagner aux échecs, affronter des reines sympathiquement névrosées et drôlement contradictoires, faire corps avec un pion, parler aux insectes, se frayer une piste parmi des méduses et, surtout, faire preuve d’imagination afin de retrouver le chemin de sa maison, qui ne sera plus celle qu’elle a quittée, comme dans tous les récits d’initiation digne de ce nom.
La trame est a priori classique, la référence archi connue, et, pourtant, il se passe quelque chose ici. Parce que la mise en scène fourmille de trouvailles, tantôt très simples, tantôt très techniques, et que la magie opère. On pense à ses manteaux pendus, de tailles et de couleurs différentes, qui lui adressent la parole, l’invectivent, et finissent par lui indiquer le chemin dans un train. On pense aussi à cette reine noire, immense et dégingandée, faite de sacs en plastique, qui ondule comme une hallucination et que l’on ne se lasse pas de regarder ; une véritable pieuvre en milieu aqueux. Aussi, et c’est là tout le talent dramaturgique du tandem formé par Natacha Belova et la Chilienne Tita Iacobelli, la délicatesse de l’écriture tient à la façon dont l’actualité se manifeste dans les obstacles affrontés par cette petite fille. Esquissés, ceux-ci ne sont jamais montrés, mais il est bien question d’une émigration nécessaire, d’arrachement à un quotidien, de passeurs interlopes, d’identité perdue. Comme une inquiétude omniprésente, en phase avec l’atmosphère du présent. D’ailleurs, lors de la représentation scolaire à laquelle nous avons assisté, les enfants, un brin turbulents et tonitruants au moment du prologue, furent rapidement captés par la poésie de ce spectacle de marionnettes à rebours des effets spéciaux et des montages survitaminés auxquels ils ont habituellement à faire. Une réussite qui revigore.
Igor Hansen-Løve — www.sceneweb.fr
Une Traversée
Mise en scène et dramaturgie Natacha Belova, Tita Iacobelli
Avec Émilie Eechaute, Lou Hebborn, Élise Reculeau
Conception des marionnettes Natacha Belova, Marta Pereira
Scénographie Aurélie Borremans
Création sonore Simón González
Costumes Jackye Fauconnier
Chorégraphie et regard extérieur Nicole Mossoux
Création lumière Aurélie Perret
Assistanat à la mise en scène et doublure Lou Hebborn
Construction Ralf NonnProduction Compagnie Tchaïka, DC&J Création avec le soutien du Tax Shelter du Gouvernement fédéral de Belgique et d’Inver Tax Shelter
Coproduction Théâtre de Liège, Le Vilar, Théâtre les Tanneurs, Maison de la Culture de Tournai, ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie & Marionnettissimo, Théâtre Antoine Vitez, Festival Casteliers – MIAM, Centre National de la Marionnette – Le Sablier, Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville Mézières, Biennale Internationale des Arts de la Marionnette de Paris
Soutiens Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Commission Communautaire Française – COCOF et Wallonie-Bruxelles InternationaleDurée : 1h
À partir de 10 ansVu en novembre 2025 au ThéâtredelaCité, CDN Toulouse Occitanie, dans la cadre du festival Marionnettissimo
Théâtre des Tanneurs, Bruxelles (Belgique)
du 26 novembre au 5 décembreMaison de la Culture de Tournai (Belgique)
du 14 au 16 janvier 2026Le Sablier, Dives-sur-Mer
le 27 janvierThéâtre Le Diamant, Québec (Canada)
du 26 au 28 févrierFestival Casteliers, Montréal (Canada)
du 4 au 8 marsThéâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine
du 17 au 21 marsAtelier Théâtre Jean-Vilar, Louvain-la-Neuve (Belgique)
du 31 mars au 4 avrilThéâtre de Liège (Belgique)
du 8 au 11 avrilFestival Mondial des Théâtres de Marionnettes, Charleville-Mézières
en septembre 2027

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