Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault s’emparent de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès pour le transposer en un duo chorégraphique qui ne parvient pas à faire corps avec le texte. Malgré la virtuosité des danseurs, les enjeux de la pièce déployée en voix off ne nous parviennent pas et l’ensemble manque paradoxalement d’incarnation.
À la tête du Théâtre du Corps, Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault s’attachent à orchestrer la rencontre au plateau de textes du répertoire dramatique avec leur pratique chorégraphique. La compagnie vient de fêter ses 20 ans et la Villette l’accueille pour la première fois dans l’écrin de la salle Boris Vian avec une adaptation dansée de Dans la solitude des champs de coton, pièce phare du XXe siècle signée Bernard-Marie Koltès et rendue iconique par la mise en scène brute et décapante qu’en fit Patrice Chéreau en 1995 à la Manufacture des Œillets et qui aura marqué l’histoire du théâtre. Il est toujours difficile de s’emparer d’une œuvre dont un spectacle a déjà littéralement imprégné l’imaginaire collectif. Roland Auzet l’a fait il y a quelques années, en confiant les deux rôles à des actrices de haute volée (Audrey Bonnet et Anne Alvaro, animales et tendues comme des arcs), et le résultat était saisissant.
Or, si ce texte est sublime et contient en lui-même une dimension physique imparable malgré le flot de mots d’un dialogue qui avance en tirades logorrhéiques, il résiste cependant et ne s’attrape pas n’importe comment. L’intention originelle de Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault est louable et leur intuition juste à s’emparer de ce morceau palpitant de théâtre pour l’incarner dans les corps de deux danseurs, en l’occurrence Julien Derouault lui-même dans le rôle du Client et Pierre-Claver Belleka, alias Dexter, dans le rôle du Dealer. Belle idée également de confronter deux types de danses, urbaine et contemporaine, pour coller à cette ambiance nocturne et citadine hors des cadres qui se joue dans la pénombre d’une rue isolée. Mais pourquoi le texte est-il diffusé en voix off et porté seul par Julien Derouault qui n’est pas acteur ? Car s’il est certes audible et limpide, il révèle une interprétation assez grossière, sans finesse ni direction d’acteur aigüe, en manque cruel d’incarnation que les corps dansants ne parviennent pas à combler.
Julien Derouault, qui ouvre le bal d’une gestuelle tranchante et affutée, est certes un danseur d’exception, mais sa technique prend le pas sur le reste et l’écriture chorégraphique se montre plus qu’elle ne s’efface derrière les enjeux de la pièce. Quant à Dexter, danseur de krump lumineux, il irradie d’un mélange de douceur et de violence, d’élégance et de puissance, mais reste dans sa bulle. Chacun son espace, qu’ils échangent parfois, chacun sa ligne de conduite chorégraphique. Et si les styles de danse explorés s’harmonisent de façon assez fluide et évidente, on déplore le manque de contact entre les danseurs qui ne se regardent presque jamais. Chacun semble prisonnier de sa partition et ce qui se joue dans la pièce ne parvient pas à descendre dans leurs corps. On assiste à une performance très esthétisée dont on ne comprend ni le choix des costumes ni celui des lumières et du son.
Tout, dans ce spectacle, semble appartenir à une autre époque. Tout nous apparaît artificiel et factice. En costard cravate, mais pieds nus, le Client et le Dealer s’affrontent à peine, ils se tournent autour, mais restent enfermés dans la forme qui les limite. L’espace baigne dans un bleu aquatique qui virera au rouge de façon assez convenue, tandis que les effets de faisceaux lumineux rajoutent une couche de trop à des intentions dramaturgiques lourdes de symboles. Et quand les deux interprètes tombent la chemise pour danser torse nu, on frôle la caricature. Mais lorsque, de façon tout à fait inattendue, le texte passe littéralement dans leurs corps, quittant la voix off omniprésente pour se frayer un chemin par leur propre voix, là, quelque chose advient qui s’incarne, là, le souffle du geste se prolonge dans le verbe et vice-versa, là, les mots de Koltès respirent dans le corps des danseurs. Voix et mouvements ne font enfin plus qu’un et non plus bande à part. Là était peut-être la clef pour que s’opère la rencontre et se dévoile le sens, pour que palpitent à l’unisson les corps et les mots.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Dans la solitude des champs de coton
Chorégraphie et mise en scène Marie-Claude Pietragalla, Julien Derouault
Textes Bernard-Marie Koltès
Avec Julien Derouault, Dexter (Pierre-Claver Belleka) et la participation d’Abdel-Rahym MadiProduction Théâtre du Corps Pietragalla – Derouault ; Maison Folie Beaulieu
Le Théâtre du Corps est subventionné par la DRAC Île-de-France au titre de l’aide à la compagnie chorégraphique, soutenue par la Région Île-de-France au titre de la permanence artistique et culturelle, et soutenue par le département du Val-de-Marne au titre de l’aide à la création.
Durée : 1h20
La Villette, Paris
du 23 octobre au 2 novembre 2025



Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !