Exilée en France depuis 2022 avec sa compagnie KnAM Théâtre, la Russe Tatiana Frolova a présenté sa nouvelle création, I’m fine, dans le cadre du festival Sens Interdits à Lyon. Pour dire les transformations de l’exil, elle fait appel à son langage habituel fait de matériaux divers, documentaires autant que plastiques.
C’est par une marche mécanique, quasi militaire, que les membres du KnAM Théâtre ouvrent leur nouvelle pièce, I’m fine. Lors de sa création au Théâtre des Célestins à Lyon, auquel la compagnie et sa fondatrice Tatiana Frolova sont associées, les visages qui s’avancent ainsi vers le bord de scène sont connus d’une bonne partie du public. Soutenus depuis 2011 par le Festival Sens Interdits, qui a dès lors programmé tous leurs spectacles et présente I’m fine dans le cadre de sa 9e édition, qui se tient du 10 au 31 octobre 2025, ces artistes russes n’ont pas choisi par hasard la France comme terre d’exil au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À Lyon, davantage que dans les lieux où le KnAM ira ensuite jouer I’m fine en tournée, la marche inaugurale est synonyme de retrouvailles. C’est la matérialisation d’une page qui se tourne, celle de Nous ne sommes plus… (2023), le premier spectacle créé en exil par la troupe qui, jusque-là, persistait à faire exister l’aventure théâtrale initiée en 1985 par Tatiana Frolova à Komsomolsk-sur-l’Amour, dans l’Extrême-Orient russe. Dans ce spectacle passé, l’autrice et metteuse en scène et ses fidèles complices relataient leur arrivée en France avec le bricolage poétique qu’ils ont mis en place au fil de leurs années de recherche commune. Entre témoignages et tableaux plus oniriques, entièrement composés à vue avec les moyens du bord qui ne sont pas luxueux, la petite équipe russe parvenait à développer hors de son sol et de ses murs un langage théâtral à la hauteur de la situation complexe qu’elle décrivait, où l’arrachement et sa douleur se tournaient déjà vers le choix, sinon du Bonheur – titre de la pièce qui précède Nous ne sommes plus… dans l’histoire du KnAM –, du moins vers la vie et l’art.
Deux ans et demi après leur arrivée en France, les artistes et techniciens du KnAM ont changé en bien des aspects, notamment dans leur utilisation de la langue. L’anecdote avec laquelle Tatiana Frolova vient briser la marche initiale, et donc ouvrir la nouvelle page de sa compagnie, en dit long à ce sujet, comme à sa coutume avec très peu. Avant de rejoindre la régie d’où elle suivra l’intégralité du spectacle – c’est là un autre des habitus de la troupe –, l’autrice et metteuse en scène raconte un souvenir qui n’a d’anodin que l’apparence. « En France, une femme m’a dit un jour : ‘Tu marches comme si tu ne touchais pas terre. Achète-toi des chaussures lourdes ! J’en ai acheté. On en a tous acheté !’ ». Elle et ses six interprètes – Dmitrii Bocharov, Irina Chernousova, Vladimir Dmitriev, Egor Frolov, Bleue Isambard et Liudmila Smirnova – ne tardent pas à joindre le geste et l’objet à la parole. En chaussant de grosses bottes qu’ils porteront tout au long du spectacle, ils promettent une tentative de traduction par le langage du théâtre des réalités françaises qui les dépassent, des traits de culture et de société qui les surprennent. Mais sans doute I’m fine n’a-t-il pas vu le jour au bon moment pour cela, pour la légèreté qu’implique pareille approche. Car, si tôt esquissé le parti-pris de parler depuis la France, à partir du présent, Tatiana Frolova opère un retour au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, qui la décide à fermer le petit théâtre de 24 places où elle fabriquait depuis 37 ans un théâtre rebelle au poutinisme.
I’m fine ne cessera les allers-retours entre ce moment de bascule, des souvenirs plus anciens et le présent français. Autrement dit, c’est sensiblement sur le même espace-temps que son opus précédent que se situe aujourd’hui le KnAM. La publication aux éditions Koïnè des trois dernières pièces de la compagnie russe, dans une traduction de la Française Bleue Isambard qui a rejoint la troupe il y a de nombreuses années, d’abord simplement en tant que traductrice, puis aussi comme interprète – le KnAM est de ces aventures qui suscitent des engagements, des fidélités sur la durée –, met en évidence l’absence de rupture réelle entre les deux derniers spectacles. Préfacé par le journaliste Jean-Pierre Thibaudat, qui est un autre des inconditionnels compagnons de route de la petite équipe russe, cet ouvrage met en relief bien des constantes entre les textes qu’il rassemble, à commencer par leur hétérogénéité. En rassemblant Le Bonheur, Nous ne sommes plus… et I’m fine, c’est presque une « méthode » KnAM que donne à observer la maison d’édition. Elle permet aussi une comparaison précise, du moins en ce qui concerne l’écriture, entre les résultats successifs d’un processus mêlant témoignages des acteurs et d’autres personnalités, des archives, ou encore des images oniriques tantôt filmées, tantôt uniquement jouées. Les fragments qui composent I’m fine se rapprochent souvent de fragments anciens, et peinent davantage à former un tout dynamique, capable de mettre profondément au travail la pensée du spectateur sur les questions touchant à la guerre russo-ukrainienne et à l’exil.
Pour mêler leurs témoignages personnels à de brefs hommages à des victimes des régimes soviétique et poutinien – la figure du cinéaste Andreï Tarkovski côtoie, par exemple, celle d’Arseni Tourbine, envoyé en prison à l’âge de 15 ans en 2024 pour « quelques tracts anti-guerre » –, les interprètes déploient une série de micro-dispositifs qui vont souvent trop dans le sens des mots. Au lieu de développer une poétique théâtrale aussi forte que dans ses précédents spectacles qui, tout en présentant des bases communes, étaient chaque fois le lieu d’idées nouvelles et d’une ingéniosité sans relâche, le KnAM livre ainsi une forme de patchwork de ses trouvailles antérieures. Cette sorte de recyclage aurait pu constituer un principe d’écriture et de mise en scène solide, si toutefois il avait été assumé. La place donnée au plateau à la traductrice – comme dans Nous ne sommes plus… – apparaît comme l’ébauche d’une théâtralité de l’entre-deux cultures, empêchée par le retour incessant du passé russe. Récurrente dans le travail du KnAM, la reconstitution bricolée et burlesque de scènes appartenant à la période soviétique dit bien la difficulté d’un ancrage au présent pour des artistes à l’exil si récent. À peine effleurée, la question du rôle du théâtre pour le KnAM à l’heure actuelle est assurément d’une grande complexité. Le temps nécessaire pour dénouer pareils problèmes, ou du moins trouver à l’intérieur d’eux une voie satisfaisante, n’est pas forcément celui que nécessite une production théâtrale. Le KnAM a tout pour trouver ce chemin vers un théâtre qui ressemble à son tremblement.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
I’m fine
Texte et mise en scène Tatiana Frolova / KnAM Théâtre
Avec Dmitrii Bocharov, Irina Chernousova, Vladimir Dmitriev, Egor Frolov, Bleue Isambard, Liudmila Smirnova
Texte français et surtitrage Bleue Isambard
Son Vladimir Smirnov
Musique Egor Frolov
Vidéo Tatiana Frolova, Vladimir SmirnovProduction KnAM Théâtre, Les Célestins – Théâtre de Lyon
Coproduction : Maison de la Culture de Bourges – Scène nationale, La Comédie de Valence – CDN Drôme‑Ardèche, Nouveau Théâtre Besançon – CDN, MC2: Maison de la Culture de Grenoble • Scène nationale, Festival Sens Interdits, Espace Bernard‑Marie Koltès • Scène conventionnée d’intérêt national
Avec le soutien de la DRAC Auvergne‑Rhône‑AlpesTatiana Frolova et le KnAM Théâtre sont associés aux Célestins, Théâtre de Lyon.
Durée : 1h40
Les Célestins, Théâtre de Lyon, dans le cadre du festival Sens Interdits
du 14 au 25 octobre 2025Maison de la Culture de Bourges
les 6 et 7 novembreThéâtre Populaire Romand, La Chaux-de-Fond (Suisse)
les 14 et 15 novembreLa Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
du 26 au 28 novembreUsine à Gaz, Nyon (Suisse)
les 20 et 21 mars 2026MC93 – Maison de la Culture de Saint-Denis, Bobigny
du 25 au 28 marsMC2: Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale
les 5 et 6 mai


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