L’auteur et metteur en scène Marc Lainé clôt avec une belle émotion et une touchante sincérité la trilogie consacrée à ses parents, Liliane et Paul, et, à travers un jeu de miroirs subtil, ausculte leurs figures autant que la sienne.
L’espace d’un instant, on a cru que l’heure était venue, que Marc Lainé, habitué aux couloirs de La Comédie de Valence qu’il dirige et à l’obscurité des coulisses, avait osé franchir le cap et s’imposer sous les feux de la rampe. Barbe grisonnante, petites lunettes rondes sur le nez, le metteur en scène qui paraît devant nous sous le nom de Martin Langlois – doté des mêmes initiales, donc – lui ressemble à s’y méprendre, mais il s’agit, en réalité, du comédien Charles‑Henri Wolff, qui a poussé le vice, histoire de ménager l’illusion, jusqu’à adopter la diction et les mimiques – à l’image de ce relèvement de sourcils – de l’artiste. Pour les spectatrices et spectateurs qui auraient déjà eu l’occasion de croiser Marc Lainé, voire d’échanger avec lui, l’apparition de ce double théâtral aussi vrai que nature fonctionnera, lumières théâtrales obligent, à plein régime. Loin d’être une coquetterie égotique, ce mimétisme constitue l’une des clefs de lecture de La Chambre de l’écrivain, le dernier opus de la trilogie Liliane et Paul que l’auteur, metteur en scène et scénographe a consacrée à ses parents, Lydia et Pascal. Dans le premier volet, Nos paysages mineurs, il s’inspirait de leur rencontre à bord d’un train pour, disait-il alors, dénoncer la domination patriarcale et traiter des combats féministes ; dans le second, En finir avec leur histoire, il orchestrait une balade parisienne entre eux où, quelques années après leur rupture, se répondait la petite et la grande histoires ; et, dans le dernier, créé aux Célestins de Lyon, il assume un virage autrement plus autofictionnel, comme si, à force d’avoir creusé la fiction, elle avait influé sur le réel, ou comme si, tel que Marc Lainé l’écrit lui-même, « la fiction [éclairait] le réel qui l’a inspirée ».
À l’image du (vrai) metteur en scène, Martin Langlois est en pleine création d’un spectacle sur ses parents, Liliane et Paul, qu’il a intitulé La Chambre de l’écrivain. Lui aussi, nous dit-il, voulait, « à l’origine », parler, à travers leur exemple, « de la domination patriarcale et du combat féministe actuel », mais lui aussi a été rattrapé par la dimension autobiographique de cette histoire « qui s’est imposée de façon insidieuse ». Dans cette pièce qui se déroule sous nos yeux, Liliane et Paul apparaissent donc tels qu’en eux-mêmes, au début des années 1970, au coeur de leur appartement du VIe arrondissement de Paris. Aux prémices de leur relation, les deux jeunes amants roucoulent et parlent même, sans y penser vraiment, d’avoir un enfant ; mais, rapidement, les choses se gâtent entre eux. Encore étudiante, Liliane vit particulièrement mal l’attitude de Paul. Absorbé par son travail d’auteur, il lui consacre tout son temps, privatise la chambre conjugale pour écrire, et délaisse peu à peu sa compagne, sans s’en rendre pleinement compte. Pis, pour composer son second roman, après avoir obtenu le Renaudot pour le premier, il utilise, sans jamais consulter celle qui partage sa vie, les débuts de leur histoire, et accouche de son grand succès, La Jeune Femme dans le train, qui obtient le Goncourt. Cette spoliation, Liliane la vit comme une trahison qui, peu à peu, la ronge de l’intérieur, tout comme l’avortement auquel elle décide d’avoir recours. Femme intrinsèquement libérée, elle doit désormais gérer une dépression qui ne dit pas son nom, et s’éloigne chaque jour un peu plus de Paul.
Entre les scènes de cette histoire conjugale à la dérive, s’intercalent des moments métathéâtraux qui reflètent le processus de création de Martin Langlois. D’un côté, on observe l’artiste en proie aux doutes quant à son spectacle, aiguillonné par une technicienne, Noémie, qui le surprend en train de dormir dans le décor et ne se gêne pas pour lui dire tout le mal qu’elle pense de sa pièce qui, aux enjeux politiques et sociaux, préfère les « petites névroses » ; et, de l’autre, on le voit mener l’enquête, non pas auprès de sa mère qui, depuis qu’elle a lu le texte, refuse de lui parler – « Il n’y a que ton père pour m’avoir autant déçue. C’est bien, maintenant, vous pourrez vous montrer vos productions respectives pour savoir qui a la plus dégueulasse », lui a-t-elle adressé en guise de conclusion de son dernier SMS –, mais auprès de son père vieillissant qui se réfugie derrière le contenu de ses livres plutôt que de lui fournir des réponses sur son existence. Et c’est grâce à ce mélange, d’une fluidité remarquable, que Marc Lainé fait mouche, dans la façon qu’il a d’orchestrer un subtil jeu de miroirs pour, tout à la fois, ausculter les figures de ses parents, mais également la sienne, celle d’un artiste qui, alors qu’il s’en prémunissait jusqu’ici, a cédé aux sirènes de l’autofiction, avec le lot de questions qu’elle suppose, tant pour l’entourage duquel elle se nourrit que pour le public auquel elle est adressée. Se découvre alors, comme rarement, et avec une touchante sincérité, un artiste sur des charbons ardents, aux prises avec une série d’incertitudes sur sa personnalité et son geste créatif – que la technicienne n’en finit plus, à la manière d’un (pas si) mauvais génie, de réactiver – et qui n’hésite pas à renvoyer une image particulièrement dure de lui-même, tandis qu’il se découvre, dans ses méthodes artistiques, bien moins éloigné qu’il ne le pensait de son père – qui, pour écrire son prix Goncourt, La Dentellière, s’était effectivement inspiré de sa rencontre avec sa mère.
Ce spectacle à coeur ouvert – qui touchera particulièrement les connaissances proches ou lointaines de Marc Lainé, qui pourront identifier les fragments venus tout droit du réel, mais pas que – s’appuie sur une dramaturgie sans aucune couture, qui, une nouvelle fois, ose, avec un certain panache, suivre la voie classique du grand récit, et sur un style d’écriture plus directement théâtral et moins insidieusement romanesque que celui par lequel l’auteur s’était parfois laissé piéger lors de ses dernières pièces. Avec l’aide de son fidèle Stephan Zimmerli, membre de l’Ensemble artistique de La Comédie de Valence, le metteur en scène peut aussi compter sur ses talents de scénographe pour donner vie à un décor étonnamment modulable où la vidéo, qui jouit d’une sublime qualité d’image, s’intègre naturellement, et devient autant une passerelle entre la fiction et le réel que le témoignage visuel du regard affectueux qu’un fils peut porter sur son père au soir de sa vie. À la manière d’un instrument de sublimation, elle transcende le talent d’Adeline Guillot et Vladislav Galard qui, une nouvelle fois, incarnent, avec une justesse et un sens de la variation sans faille, Liliane et Paul jeunes, mais aussi celui de Marcel Bozonnet qui, dans la peau de Paul vieillissant, avec juste ce qu’il faut de superbe et de contrition, offre au spectacle ses moments les plus émouvants. Condamné par les deux premiers opus, le personnage de Paul Langlois – et, pourrait-on presque oser écrire, l’homme Pascal Lainé –, s’en trouve alors, au moins en partie, réhabilité. Comme si, en se découvrant dans le reflet de son père, le fils avait, sans l’absoudre totalement, un peu mieux réussi à le comprendre et à percer ses quelques mystères.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Chambre de l’écrivain / Liliane et Paul
Texte, mise en scène et scénographie Marc Lainé
Avec Marcel Bozonnet, Stéphane Excoffier, Vladislav Galard, Adeline Guillot, Selma Noret‑Terraz, Paolo Rezze, Vincent Segal, Charles‑Henri Wolff
Assistanat à la mise en scène Antoine de Toffoli
Collaboration à la scénographie Stephan Zimmerli
Musique Vincent Segal
Lumière Kevin Briard
Son Clément Rousseaux‑Barthès
Vidéo Baptiste Klein
Costumes Dominique Fournier
Construction du décor Atelier du Théâtre de LiègeProduction La Comédie de Valence – CDN Drôme‑Ardèche
Coproduction Théâtre de Liège et DC&J création, Les Célestins – Théâtre de Lyon
Avec le soutien du Tax‑Shelter du Gouvernement fédéral belge, de Inver‑Invest et du Fonds SACD – ministère de la Culture Grandes Formes ThéâtreLa Chambre de l’écrivain est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.
Durée : 2h15
Vu en octobre 2025 aux Célestins, Théâtre de Lyon
Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie
les 16 et 17 octobreLa Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
du 4 au 8 novembreMC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
du 22 au 25 janvier 2026Comédie de Caen, CDN de Normandie
les 28 et 29 janvier
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