Projetée dans un cirque où elle repasserait les plats principaux de sa vie comme autant de petits numéros, l’héroïne flaubertienne, incarnée par une Ludivine Sagnier sans éclat, perd, dans Bovary Madame, une large partie de sa substance.
Hasards du calendrier ou effet du temps présent, le théâtre aurait-il trouvé sa nouvelle coqueluche ? Alors qu’elle avait jusqu’ici inspiré bien peu de metteurs en scène, à l’exception notable de Tiago Rodrigues qui, en 2015, lui avait dédié une très belle pièce, sobrement intitulée Bovary, où il enchevêtrait son histoire et le compte rendu du procès intenté à Gustave Flaubert en 1857 pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », Emma Bovary se démultiplie ces derniers temps sur les plateaux de théâtre. Il y a quelques mois, Carme Portaceli et Michael De Cock venaient en présenter leur vision, au Théâtre Nanterre-Amandiers, dans un Bovary, créé en 2021, où l’héroïne flaubertienne apparaissait autant en femme forte qu’en animal blessé ; dans quelques jours, Hugo Mallon lui consacrera un nouveau « roman-performance », au Phénix de Valenciennes, dont on peut attendre beaucoup au regard de ce qu’il avait su prouver par le passé avec L’Éducation sentimentale de Flaubert (déjà) et surtout avec Les Saisons de Maurice Pons ; et voilà que, depuis le 17 septembre dernier, Christophe Honoré s’y penche à son tour, au Théâtre Vidy-Lausanne, avant une grande et longue tournée dans toute la France, à la faveur d’un Bovary Madame qui entend marquer les esprits, sans y parvenir tout à fait.
De la bâtisse cossue du petit bourg (fictif) de Yonville-l’Abbaye, où Emma et Charles ont d’ordinaire leurs quartiers conjugaux, le metteur en scène a décidé de faire table rase. D’entrée de jeu, il projette l’héroïne de Flaubert au centre d’une… piste de cirque où elle aurait trouvé asile. Cette Emma-là n’est pas un fantôme revenu du royaume des morts où son romancier l’avait envoyée, mais bien une femme de chair et d’os qui aurait finalement choisi de ne pas se suicider à l’arsenic. Une façon, sans doute, pour Christophe Honoré, de ne pas perpétuer la mode de la femme suicidaire qui avait singulièrement cours dans la littérature du XVIIIe et surtout du XIXe siècle – et peut-être, sans le savoir, de satisfaire à la conclusion de Durkheim qui, dans Le Suicide, estimait que, en tant que femme, jeune, mariée, mère d’un enfant, rurale et catholique, Emma avait statistiquement moins de 74 chances sur 100 000 de mettre fin à ses jours, contre 985 pour son amant Rodolphe Boulanger. Alors que, à en croire le tout premier tableau du spectacle, cette Emma apprentie circassienne, sertie dans une belle robe de mariée sur un plateau tournant, se rêve comme une star de cinéma sous les feux de la rampe, elle prend rapidement l’allure d’une bête de foire, entourée par une bande de montreurs d’ourse, qui entendent capitaliser et faire recette sur l’histoire de cette femme de laquelle, au fil des siècles, tout un chacun s’est forgé une image et sur laquelle tout un chacun à un avis – y compris, parfois, sans connaître tous les détails de son existence, et sans avoir ouvert le roman de Flaubert.
Cet étonnant recours à l’univers du cirque, Christophe Honoré le justifie par une fidélité à la structure du roman qui, à ses yeux, « est construit comme une suite d’épisodes, presque comme des numéros », livre-t-il dans la bible du spectacle. Et, à l’épreuve des planches, c’est bien ainsi que Madame Bovary nous est livré. Après avoir, littéralement, planté le décor de l’environnement où elle se trouve, le metteur en scène repasse les plats principaux, et les plus fameux, de la vie d’Emma, du mariage avec Charles au bal de la Vaubyessard, de la rencontre avec Rodolphe durant les comices aux multiples séances de shopping dans la boutique de Monsieur Lheureux, de l’opération du pied bot d’Hippolyte – qui tourne à la boucherie sanguinolente – à l’opéra Lucie de Lammermoor, en passant par l’ultra-célèbre scène du fiacre dans les bras de Léon, qu’Emma rechigne, dans un premier geste de rébellion, à exécuter. Autour d’elle, ses nouveaux compagnons de scène endossent, sous les ordres d’une Madame Loyale qui pousse à la roue et veille au grain, les rôles des hommes, mari, amants, marchand ou pharmacien, qui ont structuré et influé sur sa vie. Problème, là où, dans le livre, les détails sont suffisamment nombreux pour permettre au lecteur de reconstituer lui-même les pièces du puzzle et de se forger sa propre vision, le travail de Christophe Honoré, adaptation oblige, ressemble davantage à une entreprise de picorage, qui ne réussit pas à donner de profondeur suffisante à Emma et à l’aréopage d’hommes qui l’entourent. Semblant déjà revenue de tout alors qu’elle n’a encore rien vécu, l’héroïne de Flaubert, privée de sa naïveté intrinsèque, et capitale, pâtit d’un manque de lecture claire. Ni femme libérée, répondant à ses uniques désirs, ni femme carbonisée par la lâcheté et la cruauté de la masculinité toxique à laquelle elle fait face, et qui n’apparaît pas franchement, elle incarne, avant toute chose, une femme qui subit, avec une mollesse qui ne lui ressemble guère.
Comme Valérie Lesort et Christian Hecq l’avaient expérimenté, à leurs dépens, il y a quelques mois avec Les Soeurs Hilton, le principe du cirque, et de ses petits numéros, contribue également à précipiter le spectacle dans un faux rythme, qui peine à produire une quelconque intensité et à générer cette spirale infernale dans laquelle, en théorie, Emma se retrouve aspirée. Dès lors, Christophe Honoré multiplie les tentatives pour agiter la scène, sans réussir à faire véritablement mouche. Aux livres fondamentaux avec lesquels l’héroïne de Flaubert s’intoxique tant et si bien qu’ils sont la clef pour comprendre ses aspirations à être mieux mariée et mieux aimée, le metteur en scène préfère une collection de chansons de variété française – du Je vais t’aimer de Michel Sardou au Revivre de Gérard Manset, en passant par Le premier bonheur du jour de Françoise Hardy, Par amour, par pitié de Sylvie Vartan ou Plus fort que nous de Nicole Croisille et Pierre Barouh – qui font bien pâle figure. À l’avenant, les moments purement théâtraux, telles la confection de barbes à papa, les menaces d’entartage ou la (fausse) chevauchée (bien) exécutée par Marlène Saldana, apparaissent comme autant d’instants de divertissement un peu gratuits, auxquels il aurait sans doute fallu préférer une exploration plus approfondie du roman d’origine. Dans ce contexte, bien peu aidés par une création vidéo purement illustrative, voire redondante, et par un assortiment de bâtons dans les roues, à commencer par ces incompréhensibles micros à fil qui handicapent leurs déplacements, les comédiennes et comédiens font tout leur possible pour habiter l’espace scénique – encombré par un beau, mais trop imposant au vu de son utilisation réelle, décor en forme de demi-chapiteau – et tenter d’apporter de l’énergie à l’ensemble. Exception faite de Ludivine Sagnier, globalement sans éclat, aucune et aucun, et tout particulièrement Marlène Saldana, Jean-Charles Clichet et Harrison Arévalo, ne démérite vraiment, mais, en se prenant les pieds dans le tapis, Christophe Honoré les a malheureusement entraînés avec lui.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Bovary Madame
d’après Madame Bovary de Gustave Flaubert
Texte et mise en scène Christophe Honoré
Avec Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Davide Rao, Stéphane Roger, Ludivine Sagnier, Marlène Saldana et, en vidéo, Vincent Breton, Nathan Prieur, Emilia Diacon, Salomé Gaillard
Collaboration à la mise en scène Christèle Ortu
Scénographie Thibaut Fack
Lumière Dominique Bruguière
Costumière Pascaline Chavanne, avec la participation de la maison Yohji Yamamoto
Son Janyves Coïc
Collaboration à la vidéo Jad Makki
Assistanat lumière Pierre-Nicolas Moulin
Assistanat costumes Zélie Henocq
Assistanat dramaturgie Paloma Arcos Mathon, Brian Aubert
Assistanat création vidéo et réalisation Lucas Duport
Construction du décor Ateliers décor, costumes et accessoires du Théâtre Vidy-Lausanne
Régie générale Nelly Chauvet en alternance avec Quentin Brichet
Régie plateau – accessoires Stéphane Devantéry en alternance avec Luc Perrenoud, Erwan Guichard, Paulo Da Silva
Régie lumière Pierre-Nicolas Moulin en alternance avec Julie Nowotnik, Farid Boussad Deghou
Régie son Janyves Coïc en alternance avec Philippe de Rham
Régie vidéo Nicolas Gerlier en alternance avec Stéphane Trani
Habillage Linda Krüttli
Renfort tournage Léolo Victor-Pujebet, Mathieu Morel, Augustin Losserand, Marc VaudrozProduction Théâtre Vidy-Lausanne ; Comité dans Paris
Coproduction Théâtre de la Ville, Paris ; TANDEM Scène nationale Arras-Douai ; Le Quartz – Scène nationale de Brest
; Bonlieu Scène nationale Annecy ; Théâtre national de Bretagne, Rennes ; Les Célestins, Théâtre de Lyon ; Mixt, Terrain d’arts en Loire-Atlantique ; La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale ; Théâtre National de Nice – CDN Nice Côte d’Azur ; Scène nationale du Sud-Aquitain ; Scène nationale de l’Essonne ; Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire ; La Coursive, Scène nationale La Rochelle
Avec le soutien de la Maison Yohji Yamamoto, de la Maison des métallos, de la Région Île-de-France, du Cercle des mécènes du Théâtre de Vidy
Accueil en résidence Cromot – Maison d’artistes et de productionLa compagnie Comité dans Paris est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Île-de-France pour les années 2023 à 2026.
Durée : 2h25
Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse)
du 17 septembre au 8 octobre 2025La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale
du 15 au 18 octobreLe Quartz, Scène nationale de Brest
les 5 et 6 novembreThéâtre national de Bretagne, Rennes
du 12 au 22 novembreLa Coursive, Scène nationale de La Rochelle
les 2 et 3 décembreScène nationale de l’Essonne, Évry-Courcouronnes
les 9 et 10 décembreBonlieu, Scène nationale d’Annecy
du 17 au 19 décembreLes Célestins, Théâtre de Lyon
du 7 au 15 janvier 2026TANDEM, Scène nationale Arras-Douai
du 21 au 24 janvierLe Quai, CDN Angers Pays de la Loire
les 30 et 31 janvierMixt, Terrain d’arts en Loire-Atlantique, Nantes
du 6 au 11 févrierScène nationale du Sud-Aquitain, Anglet
les 26 et 27 févrierThéâtre National de Nice, CDN Nice Côte d’Azur
les 12 et 13 marsThéâtre de la Ville, Paris
du 20 mars au 16 avril
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !