Danseur et chorégraphe passé par l’Opéra de Paris et le Tanztheater Wuppertal, Simon Le Borgne tisse dans son travail attention au vivant, politique de la relation et exploration de multiples enjeux de la danse. Portrait.
Dimanche 8 juin, le public aurait dû assister, dans le cadre du festival La Maison danse, à Uzès, à Un-Monde-en-train-de-se-faire. Une performance in situ portée par les danseurs Simon Le Borgne et Antonin Monié, qui, après avoir vu le jour sous une première forme (intitulée Enforestation) à Fontainebleau en 2023, après une nouvelle étape en août 2024 au festival De l’impertinence à Sète, devait se déployer dans la verdure. Si la représentation dominicale a dû être annulée en raison d’une blessure de Simon Le Borgne, les artistes ont néanmoins proposé un temps avec le public. Et, à défaut de la déambulation chorégraphique prévue, c’est une stimulante pérégrination que le duo a initiée. Mine de rien, ce cheminement ponctué de stations pour partager des textes comme des intentions a permis d’aborder avec simplicité et générosité ce qui sous-tend ce travail : la question toute politique de la relation, qu’il s’agisse de la relation à la nature, aux espaces dans lesquels une œuvre chorégraphique se déploie, comme de la relation à l’autre – aux autres – et aux textes.
Des enjeux qui, à échanger avec Simon Le Borgne, irriguent l’ensemble du travail du danseur et chorégraphe, tout en se déployant selon des temporalités et des formes singulières et propres à chaque projet. Car, quoiqu’à peine trentenaire, l’artiste a déjà un solide parcours : né à La Roche-sur-Yon, le jeune homme a intégré dès ses huit ans l’École de l’Opéra national de Paris. D’abord surnuméraire dans le corps de ballet à partir de 2014 – c’est à dire embauché ponctuellement –, il signe son contrat d’engagement en 2016, est promu « coryphée », puis « sujet », et reste au ballet jusqu’en 2024. Lorsqu’il le quitte cette année-là, il est impliqué dans d’autres projets. Ayant rejoint le Tanztheater Wuppertal en 2023 pour travailler avec Boris Charmatz, Simon Le Borgne a également créé en 2023 Ad Libitum, un duo danse-musique porté avec le musicien (batteur) Ulysse Zangs.
Une circulation à double sens
Pour Un-Monde-en-train-de-se-faire, plusieurs textes alimentent de façon souterraine ce travail. Parmi ceux-ci, Mouvementements – Écopolitiques de la danse d’Emma Bigé. Une lecture « hyper importante » pour le danseur, en ce que ce texte « met la danse en relation avec des questions politiques ». Inspirant son titre au spectacle, l’ouvrage de cette agrégée et docteure en philosophie, danseuse et commissaire d’exposition, aborde notamment la « nécessité de repenser le monde, non pas comme une juxtaposition d’éléments fixes séparés les uns des autres, mais comme un espace dominé par les interrelations. Où toutes les choses sont en évolution et en réadaptation perpétuelles ». Des notions qui ont à voir avec le care, l’attention à l’autre, Emma Bigé parlant volontiers de tendresse radicale, d’un activisme de la tendresse, ou de la fine frontière amenant du « toucher à être touché ». Ces positions, Simon Le Borgne et Antonin Monié les mettent au travail en s’attachant « à ne pas trop formaliser ni à être dans l’imposition de quelque chose, à laisser de l’espace », explique le premier, avant d’ajouter : « Nous sommes là en tant que moteurs de l’attention, mais sans la monopoliser. L’un des enjeux est d’amener le public à élargir son regard et son écoute, dans une circulation à double sens : une relation, c’est à la fois des choses qui nous arrivent et des choses que l’on fait. » La déambulation chorégraphique s’imagine ainsi, dans ce sillage, se refaçonnant à chaque fois selon le lieu investi. « Nous avons établi une méthode, qui est, lorsque nous arrivons dans un espace, de ne pas être dans l’action tout de suite. Nous menons un repérage avant d’imaginer un parcours, nous nous laissons imprégner par l’atmosphère du lieu, en l’écoutant et en s’écoutant mutuellement, pour ne pas s’imposer à l’autre. »
Cette performance est également l’occasion de poursuivre une conversation chorégraphique entamée lorsqu’ils étaient tous deux danseurs à l’Opéra de Paris. « Antonin cultive un rapport au monde qui me touche, en ce qu’il essaie d’être ultra-sensitif et attentif au vivant qui l’entoure. Cela peut paraître grandiloquent, mais c’est quelqu’un que j’admire, qui va chercher la poésie dans son quotidien, l’espace dans sa vie pour avoir le temps de penser différemment. C’est également pour cela que je fais ce projet avec lui. Ce n’est pas juste un bon danseur, c’est aussi quelqu’un qui prend de la distance et qui me déplace. Nous n’avons pas la même attitude – j’ai un côté presque entrepreneur, j’aime bien faire, être dans l’action – et ce décalage me nourrit. »
Travailler avec d’autres se révèle pour Simon Le Borgne un stimulant « prétexte pour imaginer des espaces collectifs dans lesquels questionner, expérimenter et partager des visions du monde. C’est une manière de cheminer avec des personnes qui me sont chères ». Cela qu’il s’agisse d’Ad Libitum, de Gush is Great, performance co-créée avec cinq autres jeunes chorégraphes-interprètes (Julie Botet, Max Gomard, Philomène Jander, Zoé Lakhnati et Ulysse Zangs), ou de sa prochaine création actuellement en préparation et qui verra le jour en 2026, La Brûlure la plus lente. Imaginée avec son frère jumeau David Le Borgne – qui a, lui aussi, un parcours de danseur, notamment pour Alain Platel –, cette pièce sera co-signée par les deux frères qui partageront le plateau avec trois autres interprètes – dont Julien Ferranti et Johanna Elisa Lemke, interprètes dans Liberté Cathédrale de Boris Charmatz –, Ulysse Zangs composant, lui, la musique. Occasion d’une collaboration nourrie avec son frère – « si nous avons déjà travaillé l’un pour l’autre, nous n’avons pas encore fait aboutir un projet créé ensemble » –, ce spectacle trouve lui aussi l’un de ses fondements dans un texte, soit un article du docteur en philosophie, enseignant et chercheur Florian Gaité, « Entrer dans la dépense » (tiré du recueil Tout à danser s’épuise). Un texte qui « parle de la danse comme d’une manière de se réapproprier son énergie pour la dépenser de manière totalement gratuite, mais presque aussi exubérante ». Ce propos condense « quelque chose qui est le propre de la danse : une manière de déverser son énergie et de créer une empathie kinesthésique avec le spectateur ». Si les deux frères n’en sont qu’aux prémices du travail, la pièce promet de tracer à partir de « cette notion de brûlure, de corps qui se consument, un écho à un état du monde actuel ». Ou comment, face à « un monde qui brûle par les deux bouts et court à sa perte, suspendre un moment cette course effrénée », imaginer un « état de contemplation, de suspension. D’où La Brûlure la plus lente… »
Amener la danse ailleurs
On en vient à l’interroger sur son départ du ballet de l’Opéra de Paris : est-ce, justement, pour explorer d’autres états et relations dans la danse, d’autres façons de faire danse qu’il a souhaité quitter l’institution ? Prudent, Simon Le Borgne précise : « Peut-être qu’il y avait l’envie de multiplier les formes, les endroits de rencontre, les manières d’aller vers des publics différents. Par exemple, avec Ad Libitum, nous avons pu jouer dans des villages et des petites villes. Après, j’adore danser sur de grosses scènes également, mais dans des échelles plus réduites, autre chose se joue… C’est une façon différente de convoquer l’empathie, de faire relation. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai eu envie de travailler avec Boris Charmatz : cette attention à amener la danse ailleurs, à la porter dans l’espace public. » Et il est vrai que, de Liberté Cathédrale au génialement puissant Forever. Immersion dans Café Müller de Pina Bausch – qui reprenait six fois Café Müller, pièce ô combien mythique de la chorégraphe allemande –, ce sont des traversées d’états aussi riches que multiples qui sont offertes autant aux danseur·euses qu’au public. Ainsi, tout en citant bien volontiers les expériences marquantes à l’Opéra de Paris (avec Iván Pérez, Crystal Pite ou Maguy Marin), Simon Le Borgne souligne : « ce qui paraît le plus brûlant, c’est cette année et demie passée au Tanztheater à travailler avec Boris, sur les pièces de Pina, et à découvrir un groupe d’interprètes. J’avais le désir d’aller vers des rôles où apparaît une forme de vulnérabilité, où l’on n’est pas qu’un corps puissant ou qu’un corps faible, mais tout cela à la fois ».
Le désir de remettre l’ouvrage sur le métier en n’oblitérant aucun état de force ou de fragilité et en explorant les relations possibles est, là encore, ce qui irrigue sa démarche de chorégraphe. Lui qui a « toujours eu envie de créer », qui a imaginé ses premières chorégraphies à l’adolescence, et continué « au début de [son] parcours d’interprète à l’opéra », y trouve la possibilité de se questionner en permanence. « J’ai vraiment la sensation d’avoir acquis un capital artistique à travers la danse et le mouvement – ayant la chance d’avoir une formation solide, puis d’être nourri en tant qu’interprète par beaucoup de rencontres – et de travailler désormais à donner du sens à tout ce que j’ai accumulé de savoirs dans ma pratique. Si cette position est plus déstabilisante que celle d’interprète, elle permet d’interroger, par mon rapport à la danse, mon rapport au monde : qu’ai-je envie de partager ? De délivrer ? Quelles relations ai-je envie de nouer ? »
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Un Monde-en-train-de-se-faire
Conception, chorégraphie et interprétation Simon Le Borgne, Antonin Monié
Assistante à la création Julie BodetProduction Compagnie SLB
Soutien Laboratoire culturel et artistique De l’Impertinence, Espace PasoliniDurée : 40 minutes
Festival La Maison danse, Uzès
le 8 juin 2025
Ad Libitum
Chorégraphie Simon Le Borgne
Composition musicale Ulysse Zangs
Avec Simon Le Borgne, Ulysse Zangs
Lumière Iannis Japiot
Regards extérieurs Émilie Leriche, David Le Borgne, Philomène JanderProduction déléguée Le Gymnase CDCN Roubaix – Hauts-de‑France
Coproduction Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape dans le cadre du dispositif Accueil-Studio ; La Briqueterie, CDCN Val‑de‑Marne ; L’Espace Pasolini – Valenciennes ; Compagnie SLB
Mécenat Les Partageurs
Soutien DRAC Hauts-de-France – Ministère de la Culture, Festival De l’impertinence – Sète, Danse dense, Théâtre de Vanves, programme TRIO(S) Onda/SACDDurée : 55 minutes
En tournée lors de la saison 2025-2026
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