À l’occasion de sa dernière création, Tamara Al Saadi tresse la figure d’Antigone avec celle d’une jeune fille d’aujourd’hui prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. Deux destins ballottés et malmenés, à l’héritage lourd, racontés dans une fresque chorale et musicale qui prend aux tripes. Taire a l’aura des grands mythes et propose une réécriture qui fait la jonction entre le récit-socle et la jeunesse actuelle.
Un mur noir nous bouche la vue et bloque l’horizon du plateau. Comme un rideau de tôle descendu qui vient matérialiser d’un couperet le quatrième mur symbolique du théâtre. Comme pour mieux nous glisser d’emblée que, derrière son opacité, règnent la fiction, le mythe, l’inlassable répétition du tragique. Dessus, d’une écriture enfantine, on peut y lire, tracé à la craie blanche : « enfant : ‘infans’ en latin / celui qui ne parle pas ». Ainsi s’ouvre la dernière création de Tamara Al Saadi face à une salle pleine, intergénérationnelle, électrisée par la présence en nombre d’adolescent.es. Et derrière les murs du théâtre, ce n’est pas la Grèce, antique et lointaine, mais le port de Marseille, ses bateaux amarrés, son ouverture sur la Méditerranée. Tamara Al Saadi est artiste complice à La Criée et voir se déployer ce qui était en germe dans ses précédents spectacles sur un si beau plateau, avec douze interprètes, comédien.nes, bruiteuse, musicien.nes mélangé.es, et une telle maîtrise, parvient à donner une lueur d’espoir en ces temps de crise. Car, avec Taire, la jeune autrice et metteuse en scène confirme son indéniable talent et passe un cap dans l’ambition de son geste scénique.
Taire. Verbe tranchant, titre lapidaire qui dit le silence, le tabou, l’aphasie face à l’indicible. Le contraire de parler. Le contraire d’exprimer. Tout ce spectacle semble construit dans la tension entre ces deux pôles. Dans l’écartèlement. Dans la brèche. Et au milieu coule la musique comme un fluide organique et tellurique qui prend le relai et réunit. Tamara Al Saadi va chercher du côté de la figure d’Antigone, héritière maudite, fille d’une union contre-nature, au destin broyé par la tyrannie de la loi patriarcale, pour s’adresser, les yeux dans les yeux, à la jeunesse d’aujourd’hui. Celle-là même qui remplit cette salle en apnée, frémissante et happée. À tel point que la densité de son silence, tout entier reflet d’une attention concernée, fait écho à celui d’Antigone, mutique et murée. Car l’Antigone de Tamara Al Saadi (hiératique Mayya Sanbar) ne dit mot. Face à l’inextricable nid de traumas familiaux, face à la personnalité belliqueuse de son frère Etéocle et son inimitié pour son autre frère Polynice, face à son passé impensable qui empêche l’avenir d’advenir, elle se rend inaccessible par son silence qu’elle oppose au monde, et enfreint l’interdit suprême sans émettre un son. Par un geste, un seul, qui va contre la loi : offrir à son frère la sépulture qui lui est refusée.
En parallèle, Tamara Al Saadi fait le pari d’imbriquer un autre récit, comme contrepoint contemporain à l’implacabilité de la tragédie. Elle imagine le personnage d’Eden, née d’un viol et d’une mère défaillante, soumise à la loi verticale et administrative de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), ballottée de familles d’accueil en foyers. Eden, en miroir d’Antigone, dont la vie est elle aussi marquée du sceau d’une parentalité malsaine, porte sur les frêles épaules de sa jeunesse fragile ce fardeau insensé. Et quand l’une ploie sous la dictature d’un monarque qui n’est autre que son oncle (Créon), l’autre subit le règlement injuste et intransigeant de l’ASE. Sous le poids de quelles lois ployons-nous ? Quels sont nos héritages mal ajustés qui nous entravent ? Pourquoi les enfants sont-ils toujours les sacrifiés de l’histoire ? Médusée par le mal-être actuel qui sévit chez la jeune génération et l’alarmant taux de suicide la concernant, Tamara Al Saadi prend le taureau par les cornes et en appelle à la tragédie antique et au mythe pour questionner l’endroit de la filiation et de la transmission, la souffrance qui emmure et fait tourner en rond, les dégâts collatéraux de l’abandon. Son récit croisé est certes une fiction, mais garde la trace d’une riche documentation sur le sujet de l’enfance en danger.
Au plateau, la metteuse en scène signe également, et pour la première fois, la scénographie, mobile, fonctionnelle, entre plateformes et panneaux muraux, déplacée en direct par les interprètes en des mouvements de corps qui disent aussi la charge du vécu des personnages. Ce décor de parois et d’échafaudages évoque les fortifications de Thèbes ou la façade d’une maison, le dortoir d’un foyer ou le chemin de ronde du palais. Mais surtout, il a la particularité d’être sonorisé, comme un grand corps sonore, un instrument de musique géant. Poursuivant le travail de bruitage effectué sur Partie, Tamara Al Saadi donne ainsi une place centrale au son, diffracte son émission entre les interprètes et intègre la bruiteuse (excellente Eléonore Mallo) au cœur de l’espace scénique, ainsi que les musiciens, Fabio Meschini à la guitare électrique et le multi-instrumentiste Bachar Mar-Khalifé, qui fait trembler les frontières spatio-temporelles de la représentation aux percussions.
Le chœur antique est alors pris en charge par la communauté des interprètes en des respirations chantées de toute beauté. Les voix s’élèvent vers le ciel comme des prières face à l’adversité, tandis que la rythmique impose son tempo qui s’emballe et fonce droit dans le mur de la fatalité. Au sein d’une distribution de haute volée, Chloé Monteiro emporte le morceau et campe une poignante Eden, farouche et blessée. Toutes et tous mériteraient d’être cités tant ils sont l’âme de ce spectacle généreux et total. Mais retenons Manon Combes en Créon rageur, Ryan Larras en inénarrable servante et Ismaël Tifouche Nieto en Polynice bienveillant. La troupe irradie dans des compositions en clair-obscur qui sculptent l’espace et les corps, où tout est suggéré par le son et la lumière, où le mythe ne s’embarrasse pas d’accessoires pour exister. Et la fumée qui se glisse, lourde, au ras des pieds, ajoute sa pesanteur aux impasses familiales, aux boulets à se traîner. Tout réussit à être à la fois éthéré et incarné, et la gageure n’est pas mince.
Car Tamara Al Saadi a le goût des grands écarts, elle déjoue le pathos par des saillies d’humour bienvenues, elle frictionne la langue de la tragédie avec le langage d’aujourd’hui, elle désamorce la grandiloquence avec des références populaires qui fonctionnent à plein tube. Mylène Farmer tombe à pic et ouvre le bal avec ce garde féru de variété française (délicieux Mohammed Louridi). La catharsis opère à pleins gaz et la scène finale réunit les deux héroïnes après une montée en puissance progressive du récit et de l’émotion. Taire nous suspend à sa double intrigue et agit comme une déflagration silencieuse. L’écoute est comme suspendue, étreinte par la beauté visuelle et musicale de l’ensemble. Et ce n’est que quand tout s’arrête, qu’on pleure enfin.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Taire
Texte, mise en scène et scénographie Tamara Al Saadi
Avec Manon Combes, Ryan Larras, Mohammed Louridi, Eléonore Mallo, Bachar Mar-Khalifé, Fabio Meschini, Chloé Monteiro, Mayya Sanbar, Tatiana Spivakova, Ismaël Tifouche Nieto, Marie Tirmont, Clémentine Vignais
Musique Bachar Mar-Khalifé, Fabio Meschini
Bruitage Eléonore Mallo
Assistanat à la mise en scène Joséphine Lévy
Collaboration Artistique Justine Bachelet
Chorégraphie Sonia Al Khadir
Création sonore et musicale Bachar Mar-Khalifé, Eléonore Mallo, Fabio Meschini
Création lumière et scénographie Jennifer Montesantos
Costumes Pétronille Salomé
Assistanat à la lumière et régie lumière Elsa Sanchez
Assistanat au son et régie son Arousia Ducelier
Régie plateau Sixtine LebaindreProduction Compagnie La Base ; La Criée, Théâtre national de Marseille
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne – CDN ; Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine – CDN ; MC2 Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale ; Espace 1789 – Scène Conventionnée (Saint-Ouen) ; Le Théâtre de Rungis (94) ; Théâtre Joliette – Scène conventionnée (Marseille) ; Théâtre du Fil de l’Eau / Ville de Pantin
Soutien Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Île-de-France ; Région Ile-de-France, Département de Seine-Saint-Denis ; Fonds SACD / Ministère de la Culture Grandes Formes Théâtre
Dispositif d’insertion École du Nord soutenu par la Région Hauts-de-France et le Ministère de la CultureCe spectacle a été créé à l’invitation du Collectif ExtraPole SUD, fédéré et soutenu par la Région SUD Provence-Alpes-Côte d’Azur et rassemblant le Festival d’Avignon, le Festival de Marseille, le Théâtre national de Nice, La Criée – Théâtre national de Marseille, Les Théâtres, Anthéa, Châteauvallon-Liberté, Scène nationale et La Friche la Belle de Mai.
Durée : 2h10
Vu en janvier 2025 à La Criée, Théâtre national de Marseille
Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
du 26 mars au 6 avril
Bonjour,
Comme il est écrit dans le générique, la scénographie n’est pas de Tamara, mais de Jennifer Montesantos également créatrice lumière, dont c’est par ailleurs la première scénographie.
Bien cordialement.