« 1664 », l’année intime d’Hortense Belhôte
La performeuse réactive l’une de ses « conférences spectaculaires » créée en 2022, et mêle, avec toute la subtilité qui la caractérise, la vie du Château de Vaux-le-Vicomte avec son parcours d’étudiante, et le destin carcéral de Nicolas Fouquet avec sa propre lutte contre les addictions.
On a beau commencer à connaître l’animal, Hortense Belhôte finit toujours par nous surprendre, par frapper là où on ne l’attendait pas vraiment. Cette ancienne professeure d’Histoire de l’art qui, à tâtons, et de manière iconoclaste, a commencé sa carrière théâtrale dans une compagnie de danse, l’association bi-p – où elle a noué des fidélités qu’elle entretient toujours et qui lui servent, encore aujourd’hui, à nourrir son travail, comme en témoigne sa collaboration sur ce spectacle avec la chorégraphe et danseuse baroque Lou Cantor –, a, ces dernières années, tracé un sillon bien à elle, celui des « conférences spectaculaires », qui peuvent avoir une certaine parenté avec le travail de Frédéric Ferrer ou du duo belge Chantal & Bernadette. Le plus souvent, la jeune artiste se saisit d’un sujet – le football féminin, les graffeuses, la montagne, les performeureuses, les oublié.es de la Révolution française – pour le déconstruire façon puzzle, tisser des liens, parfois inattendus, entre les différents points qui gravitent autour de son thème, et en tirer des conclusions, régulièrement politiques ou sociales, à base d’une bonne dose de savoirs qui fait du bien dans un univers scénique qui ose, de moins en moins, s’aventurer sur le terrain de la stricte connaissance. Sur scène, elle est habituellement tout feu tout flamme, alimentée par une excentricité calculée et un étonnant savoir-faire pour embarquer son public avec elle.
Pourtant, en ce soir de représentation à l’Espace 1789 de Saint-Ouen-sur-Seine, où elle est cette saison en résidence de création, Hortense Belhôte paraît presque sage, assise sur le bord du plateau, attendant patiemment le début des hostilités. On l’observe alors tenter de se lier, sans en faire trop, avec les spectatrices et les spectateurs assis au premier rang, comme si elle se mettait en condition non pas pour faire le show, mais pour ouvrir, à bas bruit, un canal de communication plus intimiste. Derrière elle, trône l’inénarrable page de garde de sa présentation PowerPoint, avec, au milieu des portraits détourés, le logo de la marque de bière 1664 affiché en quatre par trois. En parallèle de l’an 1789, qu’elle a exploré, à l’occasion d’une autre création, pour sortir de l’ombre les oublié.es de la Révolution française, c’est l’année qu’elle a cette fois choisie de passer sur le grill. A priori moins marquante que d’autres, cette « année bissextile qui commence un mardi », selon Wikipédia, a notamment vu la fondation par Jérôme Hatt, à Strasbourg, de la brasserie du Canon, qui deviendra la brasserie Kronenbourg, et la condamnation au bannissement perpétuel, puis à la prison à vie, de Nicolas Fouquet, le surintendant des Finances de Louis XIV, tombé en disgrâce auprès du monarque à force de pouvoir accumulé.
Et cela tombe bien, car Hortense Belhôte a, justement, un point commun avec l’ancien maître du budget du royaume de France : le Château de Vaux-le-Vicomte, que l’homme avait fait bâtir, et transformé en demeure fastueuse, au milieu du XVIIe siècle, et que l’artiste a, dans sa jeunesse estudiantine, pris le soin d’étudier pour nourrir son mémoire de master en Histoire de l’art. Comme elle le faisait à l’époque de ses 20 ans, l’actrice embarque le public dans la Clio de son père pour organiser une visite privilégiée, et savante, des lieux. Avec un vidéoprojecteur portable, façon réalité augmentée artisanale, elle passe de pièce en pièce, de sculpture en plafond, et s’arrête, au passage, sur quelques détails croustillants, à l’image de cet écureuil, le symbole de Nicolas Fouquet, qui figure, souvent discrètement, dans nombre d’oeuvres, y compris en duel avec une couleuvre, l’emblème de son rival Colbert. L’occasion est alors trop belle pour ne pas réactiver quelques événements marquants de la vie du Château de Vaux-le-Vicomte, à commencer par cette fête d’anthologie organisée par le maître des lieux en 1661, quelques semaines seulement avant d’être arrêté. Avec l’humour et la précision qu’on lui connaît, Hortense Belhôte en profite aussi pour orchestrer un petit cours de danse baroque à destination du public, tout en plongeant plus avant dans l’engrenage politico-judiciaire dont Fouquet est bientôt victime.
Oui, mais voilà, et c’est là toute la subtilité de son entreprise, alors que l’on s’attendait à une nouvelle construction intellectuelle politico-sociétale, Hortense Belhôte se livre en parallèle, par petites touches, presque subrepticement, à une forme de récit-confession. Sans avoir l’air d’y toucher, avec une légèreté et un sens de l’autodérision qui brouillent les pistes, elle dessine en creux le portrait d’une jeune femme qui, à l’époque, touchait du doigt son orientation sexuelle, sans l’assumer totalement, d’une étudiante qui, peu à peu, pas à pas, comme c’est souvent le cas, se met à fumer deux paquets de cigarettes par jour, ajoute du whisky dans ses bières, tape de la coke, jusqu’à jouer de sa ressemblance physique, alors qu’elle n’a que 22 ans et qu’elle occupe un rôle de figurante dans un modeste film, avec le réalisateur américain Orson Welles qui, en 1968, à cinquante ans passés, était venu à Vaux-le-Vicomte pour le tournage de Start the Revolution Without Me où il fait office de narrateur. Sans tout à fait délaisser les références historiques – notamment à l’expédition militaire désastreuse de Djidjelli, première manifestation de la volonté expansionniste de la France en Algérie –, Hortense Belhôte fait alors de 1664 le spectacle de son année intime, celle du destin carcéral d’un homme et de la naissance d’une bière qui renvoient, aussi, aux addictions auxquelles elle succombe et qui l’emprisonnent.
Le geste est d’autant plus touchant, et percutant, qu’il est délicat, qu’il ne prend tout son sens, et son relief, que dans ses toutes dernières encablures, à la manière d’un puzzle dont on nous aurait donné les pièces sans nous imposer de les assembler au fur et à mesure. Toujours léger, bien que de plus en plus sensible à mesure que la marée alimentée par le flot intime se fait de plus en plus montante, ce récit-confession, qui, à la noirceur, préfère les sourires et la lumière, donne l’impression que tout coule de source, que tout se dit presque au hasard de la discussion, alors que tout y est finement calibré, soupesé, construit pour arriver à ses fins. Jamais donneur de leçons, il ne verse ni dans le lamento ni dans le sensationnalisme, mais s’impose comme une parole à transmettre, comme un acte qui – comme souvent chez Hortense Belhôte – peut fortifier l’empouvoirement de celles et ceux qui le reçoivent. Tandis que, en parallèle des théâtres, ce 1664 tourne aussi dans des universités, on imagine que certain.es étudiant.es pourront, comme nous, se reconnaître dans ce portrait, où les maux addictifs sont, sans être condamnés, ni excusés, simplement, et c’est le début du travail, mis en lumière.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
1664
Conception et interprétation Hortense Belhôte
Collaboration artistique Lou Cantor, Béatrice MassinProduction déléguée Fabrik Cassiopée
Collaboration association bi-p
Coproduction Espace 1789
Soutiens Département de la Seine-Saint-Denis ; CND – PantinDurée : 1h10
Vu en décembre 2024 à l’Espace 1789, Saint-Ouen-sur-Seine
Université Paris-Nanterre, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
le 10 décembreScène de recherche – ENS Paris-Saclay, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
le 28 janvier 2025Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
le 29 janvierUniversité Paris-Cité, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
le 30 janvierTU-Nantes, Scène jeune création et arts vivants
les 12 et 13 marsThéâtre de l’Atelier, Paris
du 29 avril au 17 juinMusée des Beaux-arts de Lyon
les 14 et 15 juin
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