
Photo Jérôme Van Belle
Après La Convivialité, où ils s’attaquaient au dogme de l’orthographe, les deux artistes belges, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, remontent, dans Kévin, aux racines de l’échec à l’école.
Kévin. Le titre du nouveau spectacle de la compagnie Chantal & Bernadette ne doit évidemment rien au hasard, tant ce prénom, donné à de nombreux petits garçons au début des années 1990, à l’apogée du succès des séries américaines et autres boys bands, charrie, comme presque aucun autre, au grand dam de ceux qui le portent, une ribambelle de stigmates sociaux. Ce Kévin-là, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron affirment l’avoir rencontré durant leur première vie, alors qu’ils étaient encore professeurs à l’Institut technique et professionnel Don Bosco de Bruxelles. En plein cours de géographie, dispensé à l’équivalent belge d’une classe de Segpa, le premier ne parvient pas à comprendre que son élève ne soit pas capable d’orienter correctement sa feuille en fonction des quatre points cardinaux reproduits dans la salle de classe. Quant au second, il se désespère de ne pas réussir à lui enseigner le « jugement de goût » au contact d’oeuvres cinématographiques, et, à sa tentative d’apprentissage, se voit objecter : « Un film est bien si je l’aime bien et il est mauvais si je le trouve nul ». Fermez le ban.
À partir de ces échecs pédagogiques passés, qui, dans un coin de leurs têtes, se sont peu à peu transformés en frustrations, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron ont décidé de mener leur petite enquête afin d’identifier, et de comprendre, les causes de la réussite et de l’échec scolaires. Pour être mieux armés, les deux artistes se sont tournés vers des chercheuses et des chercheurs de l’Université catholique de Louvain (UCL) réunis au sein du Groupe interdisciplinaire de recherche en science de l’éducation et de la formation, le GIRSEF. À ces sociologues, ils ont demandé « À quoi sert l’école ? » et se sont vus rétorquer « À qui sert l’école ? », et c’est alors tout le monde de la sociologie de l’éducation qui s’est ouvert devant eux. Chiffres et études à l’appui, les deux fondateurs de la compagnie Chantal & Bernadette donnent à découvrir, ou à redécouvrir, l’impact massif des inégalités sociales dans le milieu scolaire, et montrent, par exemple, dans les pas de Baptiste Coulmont et de sa Sociologie des prénoms, qu’une corrélation peut être trouvée entre le nom de baptême et la proportion de mentions « Très bien » au baccalauréat, mais aussi que l’écart entre les enfants issus des 25% des familles les plus pauvres et ceux issus des 25% des familles les plus riches représentent trois années d’apprentissage.
À l’aide d’une bibliographie particulièrement fournie, de Enfances de classe – De l’inégalité parmi les enfants de Bernard Lahire à L’école peut-elle sauver la démocratie ? de François Dubet et Marie Duru-Bellat, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron ne se contentent pas de livrer un constat, mais essaient de remonter aux sources du mal. Ils identifient alors quatre biais, qu’ils soient individuels, structurels ou psychologiques : le « programme invisible », soit, au-delà des fondamentaux, tout ce dont un élève a besoin pour réussir, mais qui ne lui est pas enseigné ; le marché scolaire qui met en place un système d’enseignement à deux vitesses avec des « bonnes » et des « mauvaises » écoles ; le phénomène « d’incompétence apprise » qui produit, et alimente, la spirale infernale de l’échec ; et les méthodes d’évaluation qui, naturellement, poussent un professeur à distribuer ses notes sous la forme d’une courbe de Gauss. Cumulés, les voilà bientôt qui mettent à mal la sacro-sainte promesse républicaine de l’égalité des chances et battent en brèche l’idée de la réussite scolaire au seul mérite de l’élève.
Volontiers pédagogique, voire didactique, ce pas de deux reprend les codes de la conférence théâtrale qui avait fait le succès du précédent spectacle de la compagnie Chantal & Bernadette, La Convivialité, où Arnaud Hoedt et Jérôme Piron désacralisaient le dogme orthographique. Sans, dans le même genre, s’adonner à la folie douce d’un Frédéric Ferrer ou d’une Hortense Belhôte, le tandem cultive une réelle complicité avec le public invité, grâce à un ingénieux système de flèches dopé à l’intelligence artificielle, à entrer lui-même en piste. Cosmétiques, mais plaisantes, lorsqu’elles donnent seulement l’occasion de répondre à des questions génériques ou de jouer au casse-briques, ces interactions se font plus convaincantes quant vient l’heure de la séance de pendu collectif qui, en réservant chausse-trappes et surprises, se meut en expérience psychologique grandeur nature. Car, au-delà de leur sympathie naturelle et de leur aisance scénique, c’est bien en faisant le pari de la surprise et de l’étonnement que les deux artistes belges parviennent à embarquer leur monde et à dresser un constat sans appel qui ne peut qu’aiguiser l’envie de trouver des remèdes et autres solutions. Au terme de la première française du spectacle, donnée à l’Espace 1789 de Saint-Ouen-sur-Seine, une spectatrice n’a d’ailleurs pas tardé à s’époumoner : « La prochaine fois, faites venir la ministre de l’Éducation nationale ! ». Et Arnaud Hoedt et Jérôme Piron d’espérer qu’elle en aura peut-être l’occasion lors des représentations parisiennes prévues au Théâtre du Rond-Point.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Kévin
Création et mise en scène Arnaud Hoedt, Jérôme Piron, Antoine Defoort, Clément Thirion
Avec Arnaud Hoedt, Jérôme Piron
Création vidéo, décors et accessoires Kévin Matagne
Régie générale et direction technique Charlotte Plissart
Conseils techniques et programmation Nicolas Callandt
Assistanat Marcelline LejeuneUne création de la compagnie Chantal & Bernadette
Coproduction Théâtre Les Tanneurs, Théâtre de Namur, Théâtre de Liège, Atelier Jean Vilar, L’Ancre, MAIF Social Club, Théâtre du Champ du Roy – Ville de Guingamp, La Coop asbl, Shelter Prod
Avec le soutien financier de la Bourse Rayonnement Wallonie, initiative du Gouvernement wallon, opéré par le Fonds St’art sa, de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de taxshelter.be, ING et du tax-shelter du gouvernement fédéral belge
Avec le soutien du Centre culturel de Braine-L’AlleudDurée : 1h15
Espace 1789, Saint-Ouen-sur-Seine
le 16 janvier 2024Le Tivoli, Montargis
les 22 et 23 marsThéâtre du Rond-Point, Paris
du 23 avril au 11 mai 2024
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