À La Comédie de Valence, l’autrice et metteuse en scène tente de se hisser sur les épaules du Martin Eden de Jack London, mais échoue à tisser une trajectoire théâtrale, contemporaine et féminine, qui irait au-delà des discours politiques manichéens et des projections sociales éculées.
Son chemin dans le monde du théâtre, Alice Zeniter l’a tracé pas à pas, avec le souci, semble-t-il, de ne pas mettre la charrue avant les boeufs. À la tête de sa compagnie, L’Entente Cordiale, depuis plus de dix ans, l’autrice et metteuse en scène s’est d’abord essentiellement consacrée à des pièces destinées au jeune public (Un ours, of cOurse, Hansel et Gretel, le début de la faim), puis, entre deux lectures musicales, a collaboré avec d’autres – parmi lesquels Thibaut Perrenoud (Le Misanthrope) et Julie Bérès (Petit Eyolf, Désobéir, La Tendresse) –, avant de créer, en 2020, Je suis une fille sans histoire. Cette conférence enlevée et réjouissante, la romancière – autrice notamment de Sombre dimanche, L’Art de perdre ou Comme un empire dans un empire – la portait seule en scène, avec une façon de faire théâtre à la fois audacieuse et décalée qui lui permettait de déconstruire façon puzzle le pouvoir du récit. En toute logique, la prochaine étape, s’il en fallait une, devait la conduire à créer un spectacle aux contours plus ambitieux, à se hisser à la tête d’une distribution plus nombreuse, et c’est exactement ce qu’elle réalise avec Édène, né à La Comédie de Valence, avant de partir pour une longue tournée. Las, il est peu de dire que l’artiste, par ailleurs membre de l’Ensemble artistique du CDN Drôme-Ardèche, s’y est méchamment cassé les dents, comme si, pour une fois, et de façon curieuse, elle avait heurté un mur.
Pour imaginer ce nouveau texte, Alice Zeniter s’est pourtant hissée sur les épaules de l’un des meilleurs, Jack London, non pas en adaptant directement, mais en s’inspirant de Martin Eden, l’un de ses romans les plus merveilleux, parfois présenté comme son autobiographie romancée. À partir de l’itinéraire de ce marin qui, pour les beaux yeux de la bourgeoise Ruth, décide de se cultiver, jusqu’à devenir écrivain, avant de violemment déchanter, l’autrice tisse son propre cheminement, celui d’Édène, une jeune femme bien de notre temps qui, comme Martin, n’est pas franchement née avec une cuillère en argent dans la bouche. Tandis qu’elle est hébergée chez son amie Gigi et sa compagne Hory, elle fait la rencontre fortuite d’Ariane, et surtout de Rose, deux femmes issues de cette bourgeoisie culturelle à laquelle elle n’appartient pas. Pour tenter de ravir le coeur de cette dernière, mais aussi pour satisfaire son ardent désir d’écrire un chef-d’oeuvre, Édène ne ménage pas sa peine et, après sa journée en 2×8 en tant qu’intérimaire dans la blanchisserie d’un abattoir, prend la plume numérique pour noircir des pages et des pages, sous les regards sceptiques des membres de son entourage qui, pour des causes et raisons diverses, ne croient aucunement à la réussite de son entreprise, et à un quelconque succès.
En croisant histoire d’amour et violence de classe, Alice Zeniter paraît emprunter les pas de Jack London, mais propose, en réalité, une oeuvre plus frontalement politique que celle de l’écrivain américain. Cet angle d’approche n’est, en lui-même, pas un défaut, mais il s’avère tristement manichéen, et surtout très caricatural dans sa manière de traiter les forces en présence et leurs rapports. Tandis que, pour ne prendre qu’un exemple, Rose et ses amies manient sans sourciller le concept d’ekphrasis, les ouvrières de la blanchisserie de l’abattoir, tout comme Gigi et Hory, enchaînent les fautes de français à l’oral, symbole parmi les symboles de leur manque de culture. Au lieu d’examiner en profondeur les lignes de force qui matricent les classes sociales – comme avait brillamment su le faire Arno Bertina dans Des châteaux qui brûlent, puis dans Ceux qui trop supportent – et d’ausculter avec doigté le mépris, souvent pernicieux, qui peut en découler, Alice Zeniter se contente alors d’explorer les moindres recoins des représentations, dopées aux poncifs, que l’on s’en fait, jusqu’à cocher, de manière superficielle, et sans jamais les interroger, toutes les cases des bingos du bobo et du prolo. Pris entre deux feux, le personnage d’Édène est à l’avenant. Au lieu d’être transpercée par le doute inhérent aux transfuges de classe, la jeune femme jouit d’une parole politique toujours impeccable, d’une immense sagesse et d’une assurance qui, si elles peuvent traduire sa détermination, la transforment aussi en marionnette de son autrice qui, plutôt que de la laisser vivre et évoluer, s’adonne à un exercice de ventriloquie littéraire.
Englué dans cette caricature diffractée, le texte peine également à prendre de l’ampleur à cause de la mise en scène particulièrement scolaire d’Alice Zeniter. Alors même que l’intrigue ne cesse de voguer de lieu en lieu, le plateau paraît figé dans un procédé redondant de glissement spatial qui ne lui fournit jamais suffisamment d’élan. Avec une régularité trop métronomique pour être naturelle, exception faite des toutes dernières encablures du spectacle où tout part, de façon appuyée, mais néanmoins très sage, à vau-l’eau, l’action passe de tiers de plateau en tiers de plateau. Rapidement, elle donne la sensation paradoxale de faire du surplace, comme si elle était devenue prisonnière d’un système scénique un peu trop bien huilé, que l’on aimerait, aussi ardemment que simplement, voir exploser – à l’image d’Édène qui tente de briser les cadres. Handicapées par cette mise en scène en dedans autant que par le texte qu’elles ont à porter, les comédiennes – y compris les plus rodées, telle Mélodie Richard dont le talent n’est plus à prouver – pâtissent aussi du manque de direction d’actrices d’Alice Zeniter. Camille Léon-Fucien exceptée, toutes ont plusieurs rôles à endosser et leurs personnages sont à ce point mal dessinés et caractérisés qu’ils deviennent parfois indiscernables, voire interchangeables, comme s’ils n’étaient que les vulgaires points d’une peinture impressionniste, exécutée à gros traits.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Édène
Inspiré de Martin Eden de Jack London
Conception, écriture et mise en scène Alice Zeniter
Avec Ana Blagojevic, Leslie Bouchet, Chloé Chevalier, Camille Léon-Fucien, Mélodie Richard en alternance avec Elsa Guedj
Assistanat à la mise en scène Fanny Sintès
Lumière Claire Gondrexon
Scénographie Camille Riquier
Création musicale Rubin Steiner
Costumes Laure Mahéo
Régie générale, régie son, sound design Tanguy Lafond
Régie plateau Lucile Réguerre
Construction décor Éric GaultierProduction L’Entente Cordiale
Coproduction La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; La Criée – Théâtre national de Marseille ; La Snat 61, Alençon / Flers / Mortagne-au-Perche ; La C.R.E.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs-ices – Mont-Saint-Michel, Normandie ; Théâtre Public de Montreuil – CDN ; Centre Culturel Jacques Duhamel, Vitré ; Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique ; L’Archipel, Pôle d’action culturelle – Ville de Fouesnant ; Le Quartz, Brest
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
Avec le soutien de la SPEDIDAM, de la Région Bretagne, du Conseil départemental des Côtes d’Armor, de la DRAC Bretagne et de la DGCA.Ce spectacle bénéficie du dispositif de soutien à la diffusion Avis de Tournées, porté par l’ODIA Normandie, la Région Pays de la Loire et Spectacle vivant en Bretagne. Alice Zeniter est membre de l’Ensemble artistique de La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche depuis 2020 ; artiste associée à La Snat 61 – Alençon / Flers / Mortagne-au-Perche, à La Criée – Théâtre national de Marseille et aux Scènes du Golfe – Vannes ; et membre de La C.R.E.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs-rices – Mont-Saint-Michel.
Édène est publiée et représentée par L’Arche – éditeur & agence théâtrale.
Durée : 2h10
Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
du 19 au 21 novembre 2024La Criée, Théâtre national de Marseille
du 27 novembre au 1er décembreOnyx, Théâtre de Saint-Herblain, avec Le Grand T
du 4 au 6 décembreThéâtre de la Croix Rousse, Lyon
du 10 au 13 décembreThéâtre Public de Montreuil, CDN
du 15 au 26 janvier 2025L’Archipel, Fouesnant
le 6 févrierAthéna, Auray
le 3 avrilLa Maison du Théâtre avec Le Quartz, Scène nationale de Brest
les 23 et 24 avrilLa Halle Ô Grains, Bayeux
le 27 avrilCentre Culturel Jacques Duhamel, Vitré
le 29 avrilScène nationale 61, Le Forum, Flers
les 19 et 20 mai
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