Avec Comment se débarrasser de son crépi intérieur, donné dans le cadre du Festival du Théâtre national de Bretagne (TNB), la metteuse en scène Valérie Mréjen et la comédienne Charlotte Clamens transforment une vulgaire séance de travail à la table en délicieux et touchant pas de deux aux accents burlesques.
Visiblement, Charlotte Clamens a quelque chose en tête. Sous son impassibilité de façade, la comédienne cogite et tâtonne, à la recherche, semble-t-il, de la configuration scénique idéale, comme si elle souhaitait suivre un protocole, un vade-mecum, un chemin tout tracé qui lui permettrait d’arriver à ses fins. Alors que sa comparse n’est pas encore arrivée, elle s’affaire déjà autour de la grande table qui sert d’unique décor à Comment se débarrasser de son crépi intérieur. Tantôt, elle s’assoit sur la chaise noire disposée là, et prend son mal en patience ; tantôt, elle s’approche du tabouret jaune pétant qui lui fait face, s’en empare et l’installe à côté de sa chaise, avant de revenir à la structure frontale initiale ; tantôt encore, elle intervertit les places des deux assises, et fixe un petit rembourrage rond sur le tabouret pour le rendre plus confortable. Sans avoir l’air d’y toucher, ce ballet mobilier traduit, à la fois, l’importance symbolique du décorum dans le pas de deux qui se prépare, et l’état de tension palpable, voire le léger stress, dans lequel se trouve la comédienne juste avant que les hostilités ne commencent.
Bientôt, Valérie Mréjen débarque sur le plateau. À l’attention de Charlotte Clamens, elle n’a pas un geste, pas un mot, et pose simplement son ordinateur portable, avant de s’échapper à nouveau. Elle ne tarde pas à reparaître avec une carafe et deux verres d’eau, et le plateau se transforme, grâce à la seule force de ces objets, en un espace de travail à la table, comme le théâtre en connaît tant. S’instaure alors un face-à-face entre ce que l’on devine être une comédienne et son autrice-metteuse en scène, qui, sans autre forme de procès, reprend : « Crépi décembre, crépi janvier, crépi mars… crépi novembre. On en était à : Comment tu avais fait déjà ? ». Et Charlotte Clamens de rouvrir le robinet à souvenirs, celui qui, 50 minutes durant, va alimenter l’étrange et délicieux tête-à-tête de ces deux femmes. Au long, ou plus brièvement, la comédienne livre, sur le ton de la conversation, une collection d’anecdotes, de dérapages du quotidien, de mésaventures aussi banales que savoureuses. Pêle-mêle, elle raconte la fois où elle s’est cassé le fémur en tombant d’une échelle, s’épanche sur la course-poursuite engagée pour retrouver son sac à main oublié dans un train, évoque cette randonnée aux « castors » où elle a vu un aigle, confesse avoir fait brûler le protège-plaque électrique de l’une de ses amies, ou s’épanche sur ces répétitions malheureuses dans un musée d’Anvers, sabotées par la nouvelle équipe de direction du lieu.
En face, malgré le côté cocasse des sujets abordés, souvent drôles de par leur aspect anecdotique – même si Charlotte Clamens paraît avoir frôlé à plusieurs reprises la catastrophe –, Valérie Mréjen garde une attitude on ne peut plus sérieuse, presque austère. Sans jamais chercher ni la complicité ni la connivence, elle se contente de prendre des notes, et se permet parfois une question – « Ton sac il était vert comment ? Vert sapin, vert moutarde, vert moyen, vert prairie ? » ; « Mais, aux castors, vous en avez vu des castors ? » ; « Les plaques, chez ton amie Aline, tu les avais éteintes ou pas ? ». Ces demandes de précisions, elle les formule souvent à contretemps, comme si, finalement, elle n’écoutait tout cela que d’une oreille, ou plutôt comme si elle s’octroyait les minutes nécessaires pour phosphorer, conformément à l’attitude d’une investigatrice en quête de ce qui, dans ces récits de vie, pourrait « faire théâtre » et nourrir le texte qu’elle semble vouloir écrire, en vue, suppose-t-on, d’un prochain spectacle.
Charlotte Clamens et Valérie Mréjen s’imposent alors pour ce qu’elles sont, des têtes chercheuses, des dénicheuses, des défricheuses de théâtre, sacrément bricoleuses et un tantinet pieds nickelés. Avec une distance certaine entre elles, qui semble rejouer, au choix, le concept de distanciation théâtrale ou l’attitude de l’auteur-metteur en scène tout-puissant qui veut garder l’ascendant sur ses comédiennes et comédiens, elles joignent le geste à la parole et font feu de tout bois pour théâtraliser leur entrevue. Après avoir utilisé une tournette de table pour s’échanger des verres d’eau ou exposer un modeste pliage de serviette, les deux femmes, et le cours des choses avec elles, se mettent lentement à dérailler. Tandis que l’adorable chienne Pina déboule depuis la coulisse – où, au vu de ses aboiements, elle s’impatientait dès les premières minutes du spectacle – et que les lumières de Philippe Gladieux tendent à s’affoler, Valérie fait rouler une souris automatique sur le sol pour, échafaude-t-on, rejouer ce rêve où Charlotte, après avoir été attaquée par des rongeurs, en voyait un sauter dans une casserole d’eau bouillante.
Non sans rappeler la façon dont Serge, dans L’Effet de Serge de Philippe Quesne, se servait de ce qu’il avait sous la main pour monter des spectacles à l’attention de ses invités, la comédienne et la metteuse en scène, en cherchant le théâtre et la théâtralité avec les moyens du bord – leur prétendu vécu autant que les objets, souvent iconoclastes, qu’elles mobilisent –, les font affleurer, puis déborder de tous les côtés. Drôle d’OTNI, Comment se débarrasser de son crépi intérieur se révèle touchant dans sa manière d’ausculter, et de faire fleurir, les germes du théâtre, de semer des graines d’esprit sur le plateau pour voir comment elles peuvent s’y enraciner, de s’approcher de l’art dramatique avec la main qui tremble et le manque d’assurance propre aux gens qui doutent. Face à Valérie Mréjen, génialement imperturbable, Charlotte Clamens s’avère remarquable de présence et de finesse, capable, sans jamais en faire montre, de cultiver l’art du décalage, d’où naissent la lumière autant que les sourires. Alors, lorsque, dans la scène finale, la comédienne se juche sur la tournette pour danser, façon statue, sur le Diamonds de Rihanna, on se dit que ces deux artistes-là ont définitivement trouvé leur moyen, bien à elles, de briller.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Comment se débarrasser de son crépi intérieur
Écriture, mise en scène et interprétation Charlotte Clamens, Valérie Mréjen
Lumières Philippe Gladieux
Régie Claire GermaineProduction lebeau & associés
Coproduction Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National (Rennes) ; Nouveau Théâtre Besançon
Avec le soutien de l’AdamiDurée : 50 minutes
CCN de Rennes et de Bretagne, dans le cadre du Festival TNB
du 14 au 16 novembre 2024
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