Mis en scène par Louise Vignaud, La tête sous l’eau ausculte les travers de notre rapport au travail. Revenant à cette pièce de Myriam Boudenia qu’elle avait déjà montée en 2016, la metteuse en scène imagine une forme légère portée à un rythme enlevé par quatre jeunes élèves-acteur·rices de l’ERACM.
« Est-ce que vous êtes heureux ? » C’est sur cette question en voix-off – avec en sourdine des sons évoquant un état de submersion, puis de robinet qui goutte, ambiance peinarde dans la baignoire – que s’ouvre La tête sous l’eau. L’interrogation n’a rien d’anodine et renvoie à celle posée dans Chronique d’un été d’Edgar Morin et Jean Rouch. Sorti en 1961, ce film pionnier du cinéma-vérité prenait le pouls de la société française à travers diverses questions – sur le bonheur, le travail, les loisirs ou encore le racisme (nous sommes alors en pleine guerre d’Algérie) – posées à différentes personnes. Suivie ici d’une autre interrogation sur la définition du bonheur, puis de réponses aussi émouvantes qu’inattendues, la question colore naturellement le spectacle à venir. Toutes ces paroles lui donnent un soubassement, signalent une partie de son hors-champ. Et tandis que les témoignages en voix-off se succèdent, les quatre jeunes interprètes – Masiyata Kaba, Thomas Cuevas, Alice Rodanet et Arron Mata – en pyjamas s’exercent à sourire. Assis à l’avant du plateau, en ligne, face au public, tandis qu’en fond de scène un mur dont les carreaux de faïence exagérément immenses font référence à une salle de bain en évacuant tout réalisme, ces personnages forcent le rictus, étirent leurs lèvres.
En seulement quelques artifices et gestes, cette ouverture signale les paradoxes que charrie l’idée de bonheur : un horizon à atteindre, notamment par l’intermédiaire du travail pour certaines personnes ; un mythe à déconstruire pour d’autres ; voire une injonction venant parfois escamoter les rapports de classe et de domination en poussant à toutes les contorsions. Dans La tête sous l’eau, c’est bien dans son dialogue avec le travail que la notion chemine, dépliant une forme modeste – le spectacle étant destiné à jouer pour partie dans des lieux non-théâtraux – et permettant à quatre jeunes artistes d’éprouver une première expérience professionnelle au long cours. Écrite par Myriam Boudenia en 2016 dans le cadre du festival En acte(s), qui commandait à de jeunes autrices et auteurs des textes brefs sur un sujet d’actualité – ensuite mis en scène par de jeunes metteuses ou metteurs en scène –, La tête sous l’eau raconte l’itinéraire d’Irène.
Autour de cette quinquagénaire qui organise son pot de départ, gravitent Delphine – sa fille à qui l’on a proposé une mutation à Londres et qui se retrouve investie dans le mouvement Nuit Debout –, Julien – un océanologue devenu autoentrepreneur et livreur à vélo – et un médecin. Cette « tête sous l’eau » renvoie autant aux difficultés de Delphine et de Julien – qui croise un conseiller France Travail, un banquier et un agent immobilier – qu’à la position d’Irène. Une position ambiguë, car, si aux yeux de sa fille – sorte de miroir des injonctions au rendement et à la nécessité de travailler –, elle est sur la touche, Irène en profite pour se consacrer à un désir trop longtemps enfoui : s’exercer à l’apnée dans le but de plonger dans les profondeurs marines. D’un côté, se tiennent donc Irène, ses rêves et ses aspirations – l’univers aquatique et maritime, largement métaphorique, se déployant par un travail de création sonore, mais également par de la vidéo et l’évolution scénographique du panneau mural en fond de scène – et, de l’autre, toute la galerie de personnages qui, brièveté du texte oblige, apparaissent plus comme des figures.
Si un texte plus développé aurait donné encore davantage d’ampleur à la critique de la généralisation de la précarité pour « préserver » le travail – au prix de conditions de vie tenables –, comme à celle de la pensée qu’un épanouissement passe par le travail, l’écriture preste et ramassée génère un rythme enlevé. Un rythme également soutenu par les choix de direction d’acteurs de Louise Vignaud. La metteuse en scène accentue l’aspect caricatural de certains personnages – comme les agents de diverses institutions (banque, France Travail, etc.) – qui se révèlent farcesques par leur ironie grinçante ou leur cynisme, cette mécanique du rire appuyant le caractère inéluctable des dispositifs. Porté avec un engagement énergique et joyeux par les quatre élèves-acteur·rices de l’ERACM accueillis en apprentissage à La Criée, le spectacle souffrait encore de quelques fragilités d’interprétation le soir de sa première. Toutefois, ces quelques manques de justesse ou séquences en force, dont on imagine qu’elles s’estomperont au fil des représentations, n’oblitèrent pas le propos du spectacle.
Quoique travaillant l’humour, La tête sous l’eau s’avère réaliste dans son pessimisme – d’autant que depuis 2016 la précarité s’est accentuée et les réformes de l’assurance-chômage ont encore durci les conditions d’indemnisation –, voire pessimiste tout court, puisque le spectacle se termine sur un cinglant rappel à l’ordre à l’attention d’Irène. Se dédiant à son rêve et se coupant du monde, la femme est internée et reçoit, en guise de cadeau final, une peluche de la part de Julien – là où le texte indiquait des poissons rouges. Un choix qui accentue l’infantilisation à laquelle elle est réduite. Et, même si l’ensemble est ponctué d’autres séquences en voix-off évoquant le travail comme un rêve le plus fou – allant de la téléportation à l’installation en Ardèche pour s’occuper d’une châtaigneraie –, la trajectoire générale est celle de personnages majoritairement dans l’incapacité de déserter une société dont les règles les entravent.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
La tête sous l’eau
Texte Myriam Boudenia
Adaptation et mise en scène Louise Vignaud
Avec la Jeune Troupe de la Criée, et élèves-acteur·rices de l’ERACM, Masiyata Kaba, Thomas Cuevas, Alice Rodanet, Arron Mata
Scénographie et costumes Irène Vignaud
Son Clément Rousseaux
Lumières Nicolas Hénault
Vidéo Louise Vignaud, avec des images de Léonie Hébrard et Sven Narbonne
Stagiaire à la mise en scène et à la scénographie Maya KatzProduction La Criée – Théâtre National de Marseille ; Compagnie La Résolue
Durée : 1h
Théâtre de l’Oeuvre, dans le cadre de La Criée lève l’ancre, Marseille
du 16 au 18 octobre 2024En tournée dans des lycées de Marseille
du 2 au 20 décembre
En tournée dans trois campus d’Aix-Marseille Université
du 27 au 31 janvier 2025
Centre pénitentiaire d’Aix-Luynes
du 4 au 6 juin (à confirmer)
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