Le chef-d’œuvre de Choderlos de Laclos n’a pas fini d’aimanter le théâtre tant son intrigue et son réseau d’échanges tissent une toile d’araignée propre à l’incarnation. Arnaud Denis s’en empare et lui donne un écrin d’élégance feutrée comme pour mieux en révéler toute la noirceur et la cruauté. Une bien belle adaptation portée par une distribution royale à la Comédie des Champs-Élysées.
Féru de classiques, familier d’un théâtre de répertoire – on se souvient de son irrésistible mise en scène des Femmes Savantes de Molière –, Arnaud Denis pratique un théâtre de textes, en costumes, à la dramaturgie solide, où priment la langue et son usage, où l’humour se fraie toujours un passage. Et si Les Liaisons dangereuses n’est pas à proprement parler une pièce de théâtre, le roman épistolaire de Choderlos de Laclos n’en est pas moins d’une théâtralité féroce, grâce à une mine de situations et de rebondissements saisissants, à une guerre des sexes sans merci que la manipulation et la séduction transforment en terreau de jeu inépuisable. En témoignent les nombreuses adaptations, cinématographiques et scéniques, qui n’ont cessé de s’emparer de ce monument littéraire et de l’intégrer à la culture populaire.
Le roman s’articule autour d’un quatuor de personnages, à commencer par la marquise de Merteuil, veuve libre et insoumise aux amants nombreux, qui tire les ficelles de ce jeu de dupes machiavélique, et le Vicomte de Valmont, son acolyte de vengeance, séducteur invétéré que sa réputation précède où qu’il se montre. Prises dans les mailles de ce duo impénétrable et retors, Madame de Tourvel, épouse pieuse bientôt éconduite, et Cécile de Volanges, la jeune ingénue qui ne le restera pas longtemps, apparaissent comme des proies plus ou moins faciles, marionnettes entre les mains expertes de ces joueurs immoraux et cruels. Au fil des lettres que s’envoient les protagonistes, leurs desseins se révèlent et s’affirment. Le défi lancé par Merteuil à Valmont se réalise et se déploie au-delà de toute mesure, entraînant la chute des deux cibles, mais pas seulement.
L’intrigue est d’une noirceur sans nom. Le lecteur/spectateur, en position omnisciente, devient le témoin impuissant du désastre, et c’est là tout le génie de Choderlos de Laclos, qui, par le choix de la forme épistolaire, crée de l’empathie avec les personnages, une immersion inédite dans l’intimité de leurs pensées couchées sur le papier, tout en ayant l’avantage du surplomb, car il est, en réalité, le destinataire secret de ce réseau de lettres. Contrairement aux deux victimes, il sait et s’inquiète de ce qui les attend, mais le roman est suffisamment bien ficelé pour que, jusqu’au bout, il ignore les motifs profonds de ces deux monstres sans foi ni loi. Son adaptation à la scène n’en est alors que plus pertinente, tant les échanges et les actes de nos affreux nous tiennent en haleine, sur la corde raide de leur infamie.
Fasciné par la perversité déployée, on assiste à ce jeu de massacre d’une théâtralité imparable. L’écrin scénographique signé Jean-Michel Adam transporte l’imaginaire au XVIIIe siècle, avec ses toiles peintes évoquant les différents espaces – le boudoir de Merteuil, le grand escalier chez Madame de Tourvel, comme autant de repères et d’atmosphères –, ses meubles d’époque – de la coiffeuse au fauteuil bergère – et son éclairage à la bougie – lustres, candélabres. Paradoxalement, le décor reste sobre, mais, par évocation subtile, il nous invite en d’autres lieux, d’autres mœurs et d’autres temps. Les costumes et perruques s’incrustent dans les tableaux, portés avec élégance par des interprètes remarquables. Tout est tact et volupté de la langue. Tout est plaisir littéraire et goût du jeu.
Delphine Depardieu triomphe en Merteuil implacable qui sera prise à son propre piège. Rosse, elle mène son ancien amant à la baguette, froide et fiévreuse à la fois, et sème la pitié autant que l’effroi dans le public suspendu à ses lèvres. Face à elle, Valentin de Carbonnières est un Valmont de haute volée, capable de volte-face impressionnantes. Drôle autant que glaçant, il a un sens du rythme époustouflant et l’œil impénétrable. Quant à Marjorie Dubus, colombe brisée dans son élan, elle incarne Cécile de Volanges avec une grâce infinie, et l’on croirait que le rôle a été écrit pour elle tant sa personne irradie d’innocence juvénile et de candeur attendrissante. En Madame de Tourvel, Salomé Villers joue la carte de la retenue et son visage reflète le combat intérieur qu’elle mène pour ne pas céder aux avances d’un Valmont prêt à tout, même au pire chantage, pour obtenir ses faveurs.
La direction d’acteur.ices est d’une précision et d’une justesse admirables. La langue de Laclos, précieuse et crue, élégante et soutenue, mélodieuse, s’entend merveilleusement. D’autant mieux que les intermèdes musicaux accompagnant les changements de décor apportent des respirations bienvenues. On pénètre dans ce spectacle par une scène muette qui voit Valmont et Merteuil derrière un voile de gaze être habillés par leurs domestiques comme deux acteurs se préparent à entrer en scène, tandis que, plus tard, en écho, lorsque Valmont arrache la perruque de Merteuil, comme pour mieux offrir son visage défait et sans fard au public, c’est la vérité qui se montre sans artifice.
Les Liaisons dangereuses est une exceptionnelle matière à théâtre, un vaste réseau de mensonges où se perdent les sentiments sincères, où l’amour se noie dans un vocabulaire de conquête. Il offre en pâture le spectacle affligeant de l’échec des relations hommes-femmes. Il s’ancre, certes, dans une époque, mais sa portée nous atteint encore. Les révélations successives tirent de la salle des exclamations murmurées, l’émoi nous prend face à l’ignominie sans retour qui abat ses cartes et détruit des vies. Le deuxième mouvement de la Symphonie n°7 de Beethoven ouvre et clôt la représentation comme une ponctuation sinistre, mélancolique et désemparée, face au pire qui advient. Et la dernière image, chapelle ardente où Merteuil, face à son miroir et à ses morts, assiste aux conséquences de ses actes, parachève une dramaturgie fine qui opère le passage de l’écrit au théâtre avec un tact magistral.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Liaisons dangereuses
d’après Choderlos de Laclos
Adaptation et mise en scène Arnaud Denis
Avec Delphine Depardieu, Valentin de Carbonnières, Salomé Villiers, Michèle André, Pierre Devaux, Marjorie Dubus, Guillaume de Saint Sernin
Collaboration artistique Georges Vauraz
Décors Jean-Michel Adam
Costumes David Belugou
Lumières Denis Koransky
Musique Bernard ValleryDurée : 1h45
Comédie des Champs-Elysées, Paris
à partir du 20 septembre 2024
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