Au Printemps des Comédiens, le metteur en scène polonais enchevêtre L’Ete de la vie de John Maxwell Coetzee et La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca, et interroge, tout à la fois, la représentation, forcément partielle et partiale, des personnages et le pouvoir du créateur artistique.
Pour celles et ceux qui connaissent son travail, les interventions de Krystian Lupa durant ses spectacles ne constituent plus une surprise. Depuis les gradins, les coursives ou la régie, le metteur en scène a pour habitude de diriger, micro en main, ses comédiennes et comédiens, de commenter les faits et gestes des unes et des autres, d’appuyer sur tel ou tel mot-clef qui vient d’être prononcé ou, plus simplement, de s’amuser à chantonner. Aux prémices de Balkony – Pieśni Miłosne (Balcons – Chants d’amour), sa dernière création donnée pour deux soirs seulement au Printemps des Comédiens, quelque chose, pourtant, étonne. À bien l’écouter, le maître polonais se révèle encore plus présent qu’à l’accoutumée, omniprésent pourrait-on dire. Tandis que les actrices et les acteurs esquissent quelques apparitions au balcon, sa voix d’outre-tombe décrit chacun de leurs mouvements, leur intime l’ordre d’ouvrir ou de fermer les portes, ironise sur le caractère volontairement inaudible de certaines phrases, comme s’il souhaitait s’imposer d’emblée en narrateur omniscient de ce qui se joue, comme s’il voulait faire montre de son pouvoir et souligner son rôle de grand ordonnateur. Loin d’être une coquetterie égotique, le procédé trouve un troublant reflet dans la présence quasi-permanente au plateau de John Maxwell Coetzee et de Federico Garcia Lorca, dont Krystian Lupa s’est inspiré pour tricoter sa nouvelle pièce. C’est bien sous le regard des deux écrivains, et parfois même avec leur engagement physique – il n’est par exemple pas rare de les voir bouger des éléments de décor –, que leurs oeuvres respectives, L’Eté de la vie et La Maison de Bernarda Alba, reprennent forme et vie.
A priori, le roman faussement autobiographique de l’auteur sud-africain et la célèbre pièce du dramaturge espagnol n’ont pas grand-chose à voir. D’un côté, John Maxwell Coetzee, de retour dans son pays natal où il partage une maison délabrée avec son père moribond, demande à un jeune universitaire de réaliser un portrait posthume de lui, en collectant les témoignages de quatre femmes et d’un homme qui, dans les années 1970, auraient compté dans sa construction ; de l’autre, Federico Garcia Lorca scrute le huis-clos infligé par Bernarda Alba à ses cinq filles. Dans l’Andalousie des années 1930, la matriarche impose, à la suite du décès de son second mari, un deuil de huit ans à tout son entourage et isole la maisonnée du reste de la société, et notamment des hommes. Au coeur de cet univers devenu carcéral, seules les références incessantes à Pepe El Romano dessinent un semblant d’horizon. Physiquement absent, mais omniprésent dans les conversations, le bellâtre est promis à la plus âgée – et la plus laide – des filles de Bernarda, Angustias, qui a l’immense avantage de posséder l’héritage de son défunt père et premier époux de sa mère. Une destinée qui n’est pas du goût de la benjamine, Adela, dont le désir pour Pepe est à ce point ardent qu’il va, très progressivement, la pousser à renverser l’ordre rigoriste un peu trop bien établi.
Comme une évidence, Krystian Lupa ne reprend pas ces deux oeuvres in extenso, mais procède selon une logique d’assemblage fragmentaire, proche de celle d’un Krzysztof Warlikowski. De L’Eté de la vie, le metteur en scène polonais extrait, au-delà du cadre liminaire, le témoignage de Julia, cette femme adultère qui, à travers ses mots, brosse un portrait bien peu élogieux de J.M. Coetzee, renvoyé au statut d’amant plus ou moins désiré et désirable ; quand, dans La Maison de Bernarda Alba, il puise certains moments-clefs – le retour des funérailles, la rêverie autour des moissonneurs, la dispute à propos du vol de la photo de Pepe ou le dernier dîner. Combinées, ces scènes tendent à alimenter une dynamique sous-jacente qui n’est pas sans rappeler celle des Émigrants de W.G. Sebald, dont Krystian Lupa parachevait l’adaptation au moment de la création, en fin d’année dernière, de Balkony – Pieśni Miłosne. Comme l’auteur allemand, et son homologue sud-africain après lui, le metteur en scène construit ses personnages par la bande, à travers le regard et à partir des souvenirs, et des mots, d’autres qu’eux-mêmes : de Pepe El Romano, il apparaît alors qu’on ne sait rien, exceptions faites des projections, matinées de désir, qu’en offrent les filles de Bernarda Alba ; et il en va de même du vrai-faux J.M. Coetzee qui, comme le romancier l’a lui-même mis en scène, n’est décrit que par le truchement de vrais-faux témoins et, en l’espèce, de Julia.
Au travers de la mise en lumière de cette construction intermédiée, Krystian Lupa interroge la véracité de celui qui est (re)présenté, mais aussi les zones d’ombre qui, par essence, subsistent et donnent une appréhension en clair-obscur, voire en trompe-l’oeil, des personnages. Surtout, en faisant apparaître les deux auteurs au plateau et en convoquant lui-même ses propres souvenirs d’enfance – comme ce moment où il avait aidé sa mère à mettre son soutien-gorge –, le maître polonais redouble cette intermédiation et révèle le pouvoir du créateur littéraire et théâtral, capable de modeler les individus qu’il met en jeu à sa main – à l’image de Bernarda Alba que Krystian Lupa dote d’une étonnante aura de séductrice –, jusqu’à provoquer, comme dans le cas d’Adela, une rébellion finale contre la vision que son père artistique donne d’elle-même. Un acte d’autant plus symbolique qu’il reflète une autre force souterraine de ce Balkony où les femmes, claquemurées dans leur existence, prisonnières de ces hommes et des obligations, ou du désir, qu’elles ont à leur endroit, ne cessent de vouloir s’en émanciper, de vivre par et pour elles-mêmes, et de desserrer, ou plutôt de dynamiter, l’étau de cette société patriarcale qui les asservit.
Cette plongée intellectuellement exigeante, et qui requiert sans doute une connaissance préalable des textes mis en branle pour être, au moins partiellement, intelligible, est servie par le train de sénateur imposé par Krystian Lupa. Une nouvelle fois, le metteur en scène polonais affiche son talent de maître des horloges et se plaît à dilater le temps, parfois jusqu’à l’excès. Si ce mouvement, particulièrement lent, peut parfois s’appesantir et occasionne des baisses d’intensité, il constitue également un levier pour transformer le siège de spectateur en poste d’observation d’où il devient possible de scruter les infimes variations de l’âme des personnages, habituellement rendues invisibles par le tohu-bohu scénique. D’autant que, au-delà de la scénographie où les effets de transparence et les magnifiques lumières font passer les individus pour un parterre de spectres hérités d’un lointain passé, l’ensemble des comédiennes et des comédiens, à commencer par Halina Rasiakówna, royale en Bernarda vénéneuse, et Anna Illczuk, captivante en Adela rebelle, s’avèrent remarquables dans leur façon de se fondre dans la peau de celles et ceux qu’ils incarnent. Au rythme de certains moments d’une rare beauté où, en une image, Krystian Lupa se montre capable de renverser le plateau, toutes et tous font alors de ces Chants d’amour une ode au pouvoir du théâtre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Balkony – Pieśni Miłosne [Balcons – Chants d’amour]
d’après L’Eté de la vie de John Maxwell Coetzee et La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca
Mise en scène, écriture, scénographie, lumières Krystian Lupa
Avec Anna Illczuk, Andrzej Kłak, Tomasz Lulek, Michał Opaliński, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Janka Woźnicka, Wojciech Ziemiański, Marta Ziȩba ainsi que Ola Rudnicka et Oskar Sadowski
Texte L’Errance d’Adèle Anna Illczuk
Traduction française et adaptation des surtitrages Agnieszka Zgieb
Costumes Piotr Skiba
Assistanat à la mise en scène et collaboration artistique Oskar Sadowski
Musique Wladimir Schall
Vidéo Przemek Chojnacki (Yanki Film) et Nikodem Marek (Papaya Roster)Production Teatr Polski Underground Wrocław et Institut Grotowski de Wrocław
Avec le soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistiqueDurée : 4h20 (entracte compris)
Printemps des Comédiens, Montpellier
Domaine d’O – Théâtre Jean-Claude Carrière
les 14 et 15 juin 2024
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