Dans The Exterminating Angel, le compositeur britannique et le metteur en scène catalan électrisent un plateau vocal en ébullition qui bascule dans la sauvagerie. Une réussite démente et dévastatrice à l’Opéra Bastille.
Une saison après avoir fait découvrir au Palais Garnier l’adaptation de La Divine Comédie de Dante chorégraphiée par Wayne McGregor dans une installation visuelle de Tacita Dean, l’Opéra de Paris fait entrer pour la toute première fois à son répertoire un œuvre lyrique de Thomas Adès : The Exterminating Angel. Après le succès rencontré par sa réécriture de La Tempête de Shakespeare, le compositeur s’est employé à signer une transposition radicale du film de Luis Buñuel. Créée en 2016 à Salzbourg et présentée sur les scènes de Londres à Copenhague en passant par New York, dans une mise en scène de son co-librettiste Tom Cairns, l’œuvre n’avait jamais été remontée depuis dans une nouvelle production. Le bouillonnant catalan Calixto Bieito assume désormais la double responsabilité d’assurer la première française de cet opéra et d’en proposer une lecture inédite. Connu pour son goût prononcé pour le soufre et la subversion – l’artiste est célèbre pour avoir orchestré des scènes de sexe et de violence inouïes sur les scènes lyriques – Bieito se montre bien comme étant l’homme de la situation. Il s’empare formidablement de cette sombre fable surréaliste aux accents trashs qui condamne, énigmatiquement et très ironiquement, un aréopage de bourgeois élitistes à sombrer dans la déchéance, entre survie et barbarie.
Quand, au son de cloches tintinnabulantes, le rideau se lève sur le somptueux et spacieux intérieur d’une salle à manger peinte tout en blanc immaculé, et arpentée par une myriade de domestiques affairés, on ne peut s’imaginer le vaste chantier que deviendra ce même espace totalement saccagé à mesure que s’effritent les usages de la mondanité. Du fond du plateau, des convives en tenues de gala chicissimes viennent d’assister à une délectable représentation d’opéra, et font leur entrée, plutôt deux fois qu’une, façon de montrer leur tempérament absurdement satisfait. Ce salon aux allures de boite, de bulle, de cloche, devenu une prison de laquelle ils ne peuvent s’échapper, se fait le théâtre des plus vaines et ridicules conventions sociales laissant bientôt place aux délitement des corps et des âmes, comme à l’épanchement des plus basses ressources humaines. Avilis, aliénés, les êtres s’abandonnent à leurs instincts primaires, à leurs passions primales. Bonne idée de la mise en scène proposée : la perte de contrôle qu’impose la situation s’illustre notamment par le fait de se déposséder de ses vêtements et de librement fricoter.
On dénombre une quinzaine de protagonistes présents en permanence au plateau. Ce gigantesque ensemble est formidablement campé par ses interprètes, dont plusieurs jeunes chanteurs font d’épatants débuts à l’Opéra de Paris. Tous, sans exception, sont vocalement et théâtralement surinvestis, irréprochablement rompus à l’excellence, mais surtout à un dépassement de soi rarement atteint sur les scènes lyriques. Citons d’abord les hôtes de la soirée : le couple Nobile réunit Jacquelyn Stucker stupéfiante car pleine d’ardeur et de volupté dans Lucia, et Nicky Spence en Edmundo claironnant et exalté. Transportée telle une icône idolâtrée, Gloria Tronel triomphe en colorature aux aigus surréels. L’admirable pianiste de Christine Rice se distingue par sa finesse émotive. Les jouvenceaux roucoulants que forment la Beatriz d’Amina Edris et l’Eduardo de Filipe Manu charment de fraîcheur et de lumineuse sentimentalité. Ajoutons, l’arrogant colonel de Jarrett Ott à la séduction vigoureuse, ou le Russell de Philippe Sly, très classe même souffreteux, et enfin le Francisco à fleur de peau du contre-ténor Anthony Roth Costanzo. Ce que le compositeur et le metteur en scène réclament aux chanteurs est d’une extrême difficulté. A la fois mis à rude épreuve et totalement galvanisés, tous semblent déployer autant d’aisance que de jubilation à se livrer à des performances d’une justesse et d’une folie sidérantes.
Thomas Adès dirige en fosse sa partition affolante et composite, de manière fort expressive et équilibrée. Le chef soulève et dompte le foisonnement de sons, de rythmes et de matière qu’offrent ses bribes de valses aussi frénétiques qu’ironiques, les stridences et turbulences d’un orchestre nerveux qui abonde en étrangeté menaçante. A la densité oppressante voire saturante de l’écriture musicale, s’ajoute une vocale d’une aridité exacerbée qui confine au babillage incessant de voix piaffantes et pouvant, à la longue, étourdir comme lasser. Modèle de précision et d’attention porter aux moindres détails, le travail de direction d’acteur, qui porte notamment sur la puissance et la fragilité des corps des chanteurs, parvient à continuellement animer ce huis clos suffocant qui pourrait tourner à vide si chaque geste, chaque déplacement n’était réglé au cordeau. Bieito et Adès signent un spectaculaire chaos savamment maitrisé et d’une grande intensité.
Christophe Candoni www.sceneweb.fr
The Exterminating Angel de Thomas Adès
Opera en trois actes (2016)
D’après le film éponyme de Luis BuñuelLivret
Thomas Adès & Tom Cairns
Direction musicale
Thomas Adès
(29 février, 3, 6, 9 mars)
Robert Houssart
Direction musicaleChing-Lien Wu
Cheffe des ChœursCalixto Bieito
Mise en scèneAnna-Sofia Kirsch
DécorsIngo Krügler
CostumesReinhard Traub
LumièresBettina Auer
DramaturgieAvec
Jacquelyn Stucker,
Gloria Tronel,
Hilary Summers,
Claudia Boyle,
Christine Rice,
Amina Edris,
Nicky Spence,
Frédéric Antouns,
Jarrett Ott,
Anthony Roth Costanzo,
Filipe Manu,
Philippe Sly,
Paul Gay,
Clive Bayley,
Thomas Faulkner,
Ilanah Lobel-Torres,
Julien Henric,
Nicholas Jones,
Andres Cascante,
Bethany Horak-Hallett,
Régis MengusOrchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Avec le soutien exceptionnel de Aline Foriel-Destezet
Durée 2h00 sans entracte
Opéra Bastille
du 29 février au 23 mars 2024
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