Dans Futur, le Groupe Fantôme s’intéresse à l’utopie. Entre récit d’une expérience utopique et tentative d’en créer une au plateau, où il convoque de nombreux langages sans en creuser aucun, le collectif perd de vue son objectif, à long comme à court terme.
« Le théâtre ne pourrait-il pas être le lieu possible de l’utopie ? ». Avec cette question qu’ils se posent en 2024, et qui les accompagne sur la création de leur deuxième pièce, Futur, Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson du Groupe Fantôme ont bien conscience de fouler des territoires déjà largement arpentés. Dans leur dossier, les trois comédiens qui ne se sont guère quittés depuis leur rencontre au Studio-Esca à Asnières où ils se sont formés – ils travaillent ensuite au sein du collectif Les Sans Cou d’Igor Mendjisky, du Cabaret pour tes parents et du groupe de musique Moi –, citent ainsi Michel Foucault. Ils rappellent que pour le philosophe qui développe cette notion à la fin des années 60, le théâtre peut être une « hétérotopie », soit une localisation physique de l’utopie, un espace concret hébergeant l’imaginaire. L’héritage est lourd, mais les trois complices n’ont pas peur de l’assumer. C’est en effet en toute confiance et avec aplomb qu’ils abordent leur Futur, allant jusqu’à qualifier leur collectif lui-même d’utopique : « le Groupe Fantôme est une utopie dans ce sens qu’elle n’est jamais atteinte, qu’elle est une dynamique ».
Dans Futur pourtant, les trois compagnons semblent bien avoir atteint un monde susceptible de répondre à la définition de l’« utopie ». C’est pourquoi, nous expliquent-ils en guise d’accueil par le biais d’une voix off, ils ne sont pas présents sur scène. Tandis qu’ils se partagent avec une grande politesse la parole pour décrire la société depuis laquelle ils nous parlent, le plateau occupé d’un dôme blanc, recouvert de terre et de quelque végétation demeure en effet totalement vide. Davantage qu’à Foucault, c’est à Thomas More (1478 – 1535) et à son fameux livre L’Utopie que l’on pense lors de cette introduction. Le principe d’écoute, de respect absolu de l’Autre qui prévaut dans le futur où ont atterri on ne sait comment les trois amis, l’abolition de l’argent, du travail, de la propriété privée et plus largement semble-t-il de tout fonctionnement de type capitaliste sont déjà en vigueur sur l’île d’Utopie de l’humaniste anglais. Laquelle est non seulement source d’inspiration de bien des auteurs jusqu’à aujourd’hui, mais aussi terreau d’un genre littéraire qui a donné lieu à quelques monuments et à bien des ouvrages à forte teneur d’imaginaire mais à qualité littéraire médiocre.
Futur s’apparente hélas bien plus à la seconde qu’à la première catégorie. Une fois passée la curiosité que peut susciter une tentative d’exploration théâtrale d’un genre d’abord littéraire et cinématographique – et encore, d’autres ont tenté l’aventure sur scène avec talent, comme récemment Eléna Doratiotto et Benoît Piret dans Des caravelles et des batailles –, Futur déçoit. Car Groupe Fantôme échoue à dépasser ses références ou à s’en nourrir suffisamment pour créer une proposition singulière, capable sinon de renouveler le genre dans laquelle elle s’inscrit du moins d’offrir une forme suscitant une pensée sur l’époque et ses travers. La fragmentation du récit et la multiplication des langages pour lesquels optent Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson est de celles qui découragent la réflexion et l’imaginaire du spectateur au lieu de les mettre en ébullition. Simplistes, les deux fables que déploient les artistes au carrefour des matières musicales, performatives ou encore plastiques qu’ils convoquent sont loin d’être les récits alternatifs que l’on est en droit d’attendre d’une utopie.
Peut-être une performance sans acteurs, comme il en existe, aurait-elle davantage servi l’intention de Groupe Fantôme que la pièce hybride qu’est leur Futur. La métaphore que développent les artistes lorsqu’ils apparaissent finalement au plateau, expliquant vaguement en avoir besoin pour qu’advienne le futur pseudo-idyllique dépeint en ouverture, est trop grossière pour se rendre digne de ses modèles. Incarnant trois types insatisfaits de leur vie d’artistes de théâtres, s’installant ensemble dans une forêt pour vivre ce qu’ils appellent eux aussi une utopie – l’usage du mot dans toutes les strates de la pièce finit par le vider de sa substance –, les comédiens du Groupe Fantôme s’adonnent à une critique sans finesse de nos sociétés, de leurs dérives sécuritaires. Dérangés dans leur existence de néo-ruraux par l’irruption d’un jeune homme (Émilien Serrault, qui signe aussi avec Colombine Jacquemont la création musicale de la pièce) à l’allure et aux activités bizarres, les trois potes se révèlent en effet des plus intolérants à travers quelques répliques qui ne brillent pas par leur subtilité.
Pour finir, c’est au théâtre rituel qu’emprunte la bande afin d’exprimer le changement de paradigme de ses protagonistes. Après avoir rejeté la créature avec laquelle cherche à dialoguer Émilien, le trio décide de l’accueillir et organise pour l’occasion une espèce de cérémonie avec les moyens musicaux et lumineux du bord. De sa tentative initiale de raconter une utopie, Groupe Fantôme glisse ainsi vers la tentative d’en dessiner une au plateau. Mais il ne réussit pas mieux dans cette deuxième direction, qui comme la première entretient un rapport ambigu à ses modèles, teinté d’une dérision que rien dans ce Futur éclaté ne justifie.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Futur
Conception, texte et mise en scène Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson
Scénographie Heidi Folliet
Costumes Léa Gadbois-Lamer
Assistanat costumes Aude Pelletier
Création lumière Stéphane Deschamps
Création musicale et sonore Colombine Jacquemont et Émilien SerraultAvec Clément Aubert, Romain Cottard, Colombine Jacquemont, Paul Jeanson et Émilien Serrault
Production Le Groupe Fantôme
Coproduction Les Plateaux Sauvages, Les Gémeaux – Scène Nationale de Sceaux, le Théâtre de Châtillon et le Théâtre de Suresnes Jean Vilar
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Compagnonnage Théâtre de la Fleuriaye – Carquefou
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien de l’Adami
Avec l’aide de la SPEDIDAMDurée : 1h20
Les Plateaux Sauvages – Paris (75)
Du 29 janvier au 10 février 2024Théâtre de Châtillon (92)
Le 26 mars 2024Les Gémeaux – Scène Nationale de Sceaux (92)
Novembre 2024Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92)
Novembre 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !