Pour sa première création en tant qu’ancien directeur du TNS, le metteur en scène adapte avec une acuité et une fluidité remarquables le roman en terrain incestueux de Christine Angot.
Il faut la voir cette Christine là, celle d’aujourd’hui, prendre, avec force et assurance, possession du plateau pour fracturer sa boîte de Pandore intime restée trop longtemps fermée à double tour. Les figures spectrales qu’elles convoquent, en même temps que ses souvenirs, c’est elle, et bien elle, qui les active, leur (re)donne vie, corps et voix. Toutes et tous s’échappent de sa mémoire, mais restent entièrement sous son contrôle, à la merci de sa parole, celle qui lui donne les moyens de reconstituer pièce après pièce, fragment mémoriel après fragment mémoriel, le puzzle de son histoire traumatique. Plusieurs dizaines d’années après les faits, la voilà qui relate, et analyse, ce qu’elle a vécu, cet inceste paternel qui commença à la faveur d’un Voyage dans l’Est. Une escapade familiale devenue, à cause d’un seul homme, le berceau de son malheur et le tombeau de sa candeur.
Cette Christine là, c’est Christine Angot, évidemment, qui bien avant Neige Sinno et son Triste tigre, auréolé du Prix Femina et du Prix Goncourt des lycéens 2023, a plongé dans les affres de ce qu’à l’époque le Code pénal français se contentait de qualifier de « viol par ascendant ». Un délit, tout au plus, couronné d’une circonstance aggravante. Pour ce faire, l’autrice se souvient de l’adolescente qu’elle était, celle qui, à 13 ans, croise enfin la route de ce père qu’elle n’a jamais connu. Installée avec sa mère à Châteauroux, elle se réjouit de rencontrer ce géniteur, haut-fonctionnaire au Conseil de l’Europe, qui n’a même pas pris la peine de la reconnaître et de l’intégrer à sa vie. D’abord enjouée, la rencontre ne tarde pas à déraper lorsque, à l’occasion d’un détour par Gérardmer, ce père qu’elle connaît à peine l’embrasse sur la bouche. De ce geste, qui fait immédiatement naître en elle le mot « inceste », elle ne dit rien à sa mère, pas plus qu’elle ne lui confie la teneur de l’échange téléphonique ultérieur, où son père lui précise qu’il est pris d’une érection en entendant le son de sa voix. À vive allure, la machine à broyer, celle du crime et du silence qui l’accompagne, est lancée et condamne la jeune adolescente, visite après visite, escapade après escapade, de Reims au Touquet en passant par Londres et Paris, à subir les assauts toujours plus poussés de ce monstre paternel qui ne recule plus devant rien, ou presque, et la détruit à petit feu.
À travers ce récit, entrecoupé de séquences analytiques, Christine Angot décortique parfaitement l’art de la manipulation dont font toujours preuve les auteurs d’inceste, leur manière de faire reposer leurs envies sur les épaules de leur victime, de remettre en cause le lien filial pour mieux s’adonner à ce tabou universel, de faire croire que tout cela relève d’une forme de « normalité », d’un « amour particulier ». En jouant avec le lexique des sentiments, en tentant de banaliser des relations sexuelles qui sont, en réalité, des viols avec une ascendance psychologique toute particulière, les bourreaux cherchent, comme le décrit minutieusement l’autrice, à prendre leur victime au piège, à renverser la charge du désir – « Je n’ai fait que ce que tu voulais » – et, ce faisant, celle de la culpabilité. Observatrice sans concession des ravages que ce comportement paternel déviant a causés sur la jeune femme qu’elle était, Christine Angot l’est tout autant de la lâcheté de son entourage, de sa mère autant que de son petit ami de l’époque, Claude, qui, à deux périodes distinctes, n’ont pas voulu voir et n’ont pas su agir.
Pour adapter ce roman – une matière peu commune pour lui –, Stanislas Nordey n’a pas fait le choix du grand chambardement et de la profonde immixtion. Tout juste s’est-il contenté, à raison, de réduire le substrat d’origine, d’en faire une vraie matière théâtrale et de trouver le vecteur adéquat pour en transmettre la puissance. Dans la scénographie d’Emmanuel Clolus, sorte de boîte littéraire d’où naissent les mots et où peut se reformer le passé, comme dans Au bord, la parole de Christine est alors prise en charge par trois corps et trois visages : ceux de la Christine d’aujourd’hui, qui assume l’essentiel du récit, et ceux de la Christine âgée de 13 à 25 ans et de 25 à 45 ans, qui, chacune, représentent les deux périodes incestueuses. Autour d’elles, gravitent le père, la mère, Claude et quelques personnages qui, aussi secondaires soient-ils, apportent tous leur pierre à l’édifice. Grâce à cette subtile division, Stanislas Nordey réussit à faire coup double, à conserver le côté littéraire du roman et un rapport étroit à la langue – que l’on entend particulièrement clairement et avec laquelle on entretient, à intervalles réguliers, un lien direct grâce aux projections textuelles – et, en même temps, à faire naître la possibilité d’une incarnation éminemment théâtrale. Surtout, le metteur en scène mobilise, comme peu souvent par le passé, l’ensemble des outils à sa disposition, et notamment la vidéo, pour faire s’enchevêtrer les différents niveaux d’écriture présents dans le livre de Christine Angot – les événements factuels, les temps analytiques, les dialogues, notamment téléphoniques, et le passage du Journal. De ce processus, émanent une acuité et une fluidité remarquables qui permettent de donner relief et limpidité au récit, mais aussi à la plume de l’autrice.
D’autant que, sur scène, celle-ci se trouve valorisée par une distribution de choix. Profitant d’une direction précise qui alterne adresses public et échanges frontaux, face-à-face rapproché ou par caméra interposée, position ascendante subie ou calculée, les comédiennes et les comédiens s’illustrent dans leur façon d’empoigner la langue et, avec elle, le plateau. En maîtresse des événements, Cécile Brune porte haut, et avec force, le verbe de Christine Angot, qu’elle incarne dans son corps d’aujourd’hui et à qui elle confère, sans la singer, une réelle épaisseur. À ses côtés, Carla Audebaud et Charline Grand, dans leurs rôles respectifs de Christine du passé, trouvent le ton juste pour, chacune à leur endroit, donner à voir, et à ressentir, l’approfondissement des fêlures qui peu à peu se forment et peinent à se refermer. Face à elles, Claude Duparfait et Pierre-François Garel parviennent à tenir en équilibre sur la ligne de crête où cheminent les personnages masculins. Le premier dans la peau de Claude et le second dans celle du père, duquel il fait reluire toute la complexité, savant mélange de magnétisme extérieur et de monstruosité intérieure. Au sortir, le dessillement de notre regard au sujet de l’inceste est tel qu’il nous fait dire que le théâtre a bel et bien, en la matière, comme dans d’autres, une sérieuse carte à jouer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Voyage dans l’Est
Texte Christine Angot
Mise en scène Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau
Avec Carla Audebaud, Cécile Brune, Claude Duparfait, Pierre-François Garel, Charline Grand, Moanda Daddy Kamono, Julie Moreau en alternance avec Claire ingrid Cottanceau
Scénographie Emmanuel Clolus
Costumes Anaïs Romand
Lumière Stéphanie Daniel
Vidéo Jérémie Bernaert
Cadre Félicien Cottanceau
Musique Olivier Mellano
Piano enregistré Barbara DangProduction Compagnie Nordey
Coproduction Théâtre National de Strasbourg
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National (JTN)
La Compagnie Nordey est conventionnée par le ministère de la Culture.Le Voyage dans l’Est est publié par les éditions Flammarion et a reçu le Prix Médicis 2021.
Durée : 2h30
Théâtre National de Strasbourg
du 28 novembre au 8 décembre 2023Théâtre Nanterre-Amandiers
du 1er au 15 mars 2024
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