Avec ses féministes en roue libre brillant plus par leurs chicaneries que leurs positions de fond, La femme n’existe plus se donne comme un spectacle au comique trop volontariste et un brin vain.
Au début des années 70, le psychanalyste Jacques Lacan a déclaré « La femme n’existe pas ». Cette formule, qui pour lui n’est valable qu’à barrer l’article défini « la », pose qu’il n’y a pas d’universel féminin et que si les femmes existent (bien évidemment), elles sont toutes singulières et plurielles. Un énoncé depuis devenu fameux, et qui est régulièrement repris (citons, par exemple, la metteuse en scène Keti Irubetagoyena qui a monté en 2017 la pièce de Barbara Métais-Chastanier La Femme® n’existe pas). Se saisissant de cette phrase, le quatuor de comédiens Céline Fuhrer, Valérie Karsenti, Cédric Moreau et Jean-Luc Vincent, décident, eux, de l’amender.
En intitulant leur spectacle La femme n’existe plus, l’équipe (emmenée par Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent qui signent à quatre mains texte et mise en scène) signale son choix programmatique d’inscrire sa création dans un axe de citations et de références, détournées à loisir. L’histoire de La femme n’existe plus se situe dans un futur assez proche : dans celui-ci, le parti masculiniste du GRAF (Grand retour aux fondamentaux) a accédé au pouvoir. Les femmes ou personnes se reconnaissant comme telles sont désormais assignées à des rôles limités et n’ont plus accès ni au travail, ni à des responsabilités citoyennes.
Nous voilà donc sous terre, en compagnie de trois femmes membres du groupe « Souterraines mais souveraines » et militant pour leurs droits. Leur lieu de réunion et de travail est un espace de relégation envahi de petits meubles et d’objets (éléments de chantiers, tableau sur lequel les actions sont détaillées et camouflée par un drap peint, vaste tenture bigarrée, enceinte connectée, divers téléphones permettant de tenir la permanence d’appels, etc.). Rapidement, le trio est rejoint par une quatrième acolyte qui les convainc de l’accepter dans leur mouvement. Ces quatre-là – jouées pour deux d’entre elles par des hommes, ce travestissement constituant l’un des leviers comiques récurrents du spectacle – ont des tempéraments, des positions féministes comme des styles vestimentaires forts différents, qui renvoient à plusieurs figures et mouvances du féminisme : Simone (pour l’intellectuelle et philosophe de Beauvoir) ; Françoise (pour la psychanalyste Dolto) ; Delphine (pour la comédienne et réalisatrice Seyrig) ; et Ava (mix entre l’écrivaine et intellectuelle Annie Le Brun, la cinéaste et autrice Virginie Despentes et la journaliste, militante LGBTQI et élue écologiste Alice Coffin). À elles toutes, ce sont des courants majeurs du féminisme qui sont ici incarnés (universaliste, intersectionnel, radical, pro-sexe, etc.), du plus modéré au plus engagé.
Ensemble, elles discutent de choses triviales, se crêpent gentiment le chignon et se livrent à quelques activités plus ou moins militantes : tournage d’un film pour l’avortement (clin d’œil au passé de cinéaste de Seyrig), conseils prodigués à Françoise pour séduire un homme, ou, encore, répétition de leur chorégraphie et chanson en vue d’une action visant à déstabiliser le gouvernement. Autant de séquences plus ou moins bien cousues entre elles et pour certaines trop longues, où, on le saisit, il s’agit de laisser la folie et l’extravagance de l’équipe s’exprimer. Si le projet de rébellion qu’elles fomentent et réunissant tous les courants du féminisme semble achopper, l’histoire se clôture sur une image signalant le passage à l’action violente avec, comme tout au long du spectacle, l’association de références diverses : en l’occurrence l’hymne du MLF (Mouvement de libération des femmes) et les masques de gorilles des Guerrilla Girls.
Pour celles et ceux connaissant le travail des Chiens de Navarre, il y a une parentèle évidente – autant que normale – avec cette équipe. Tandis que Cédric Moreau a joué dans deux spectacles de la compagnie, Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent sont des compagnons au long cours du metteur en scène Jean-Christophe Meurisse. L’on retrouve, ainsi, une écriture nourrie d’improvisations et agrégeant les citations et les références, des dialogues traversés de punchlines comme de name dropping. Il y a un sens de la formule certain, une revendication d’une absurdité et d’un humour à gros traits pouvant parfois ressembler à un défouloir assumé avec énergie par l’équipe. Le spectacle n’épargne a priori personne et épingle au passage en les citant brièvement des phallocrates contemporains (Gérald Darmanin, Michel Houellebecq, DSK, etc.). L’on retrouve, également, des évocations venant tacler allègrement certains artistes (Thomas Jolly, Jean-Michel Ribes, Philippe Decouflé), et d’autres, encore, alignant certaines intellectuelles féministes (Lola Lafon, Mona Chollet).
Outre que les citations propres au champ théâtral participent d’un entre-soi, cet usage de l’ironie et de la citation a son écueil. La mécanique à l’œuvre est celle d’un rire né d’une balance permanente du propos entre références savantes, piques liées à l’actualité et blague potaches, voire graveleuses. Il y a une façon de travailler le comique (comme chez les Chiens de Navarre) en jouissant de ses aspects les plus scabreux tout en les adossant à des preuves de savoirs qui a ici des allures d’adresse petite-bourgeoise. Car que le public soit choqué ou amusé par la gaudriole dominante, il pourra toujours être soulagé d’y retrouver des signes de distinction parmi toutes les références rassemblées.
Et au-delà du plaisir indéniable qu’ont les artistes à interpréter ce spectacle ; outre leur qualité de jeu et de présence à toutes et tous ; passé le baroque de certains costumes et la cocasserie de certaines scènes ; la machine s’enraye quant à son propos. Ce faisant, ces quatre personnages féminins, comme les luttes plus vastes qu’elles représentent, sont évidés de leur ancrage politique et social, leurs revendications sont dévitalisées. À vouloir à tout prix susciter le rire à coups d’effets et de formules débitées à grande vitesse, l’équipe construit un singulier jeu de massacre. Asséné à coups de formules efficaces, l’ensemble s’englue dans un volontarisme comique qui neutralise toute pensée et pose une équivalence entre toutes les critiques énoncées, qu’il s’agisse du patriarcat, comme des luttes féministes.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
La femme n’existe plus
Conception, écriture et mise en scène Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent
Avec Céline Fuhrer, Valérie Karsenti, Cédric Moreau, Jean-Luc Vincent
Scénographie François Gauthier-Lafaye
Costumes Elisabeth Cerqueira
Création sonore et régie générale Isabelle Fuchs
Création lumière Ludovic Bouaud
Musique originale Christophe Rodomisto
Production Compagnie Les Roches Blanches.
Coproduction Théâtre des Célestins à Lyon ; le Théâtre Jean Arp – Clamart, scène conventionnée d’intérêt national, art et création ; Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon ; le Moulin du Roc à Niort, scène nationale ; le Théâtre du Rond-Point à Paris.
Avec le soutien du fonds SACD Musique de scène, le soutien du CENTQUATRE-PARIS, et avec la participation artistique du Jeune théâtre national.
Action financée par la Région Île-de-France.
Projet soutenu par le ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France et par la SPEDIDAM.
8 — 10 novembre 2023
Châteauvallon-Liberté, scène nationale / Toulon (83)Du 16 au 21 novembre 2023
Célestins, Théâtre de Lyon29 novembre — 1er décembre 2023
Moulin du Roc, scène nationale / Niort (79)Du 6 au 23 décembre 2023
Théâtre du Rond-Point12 janvier 2024
Théâtre Châtillon-Clamart (92)18 janvier 2024
Théâtre des 2 Rives / Charenton-le-Pont (94)26 janvier 2024
Le Beffroi / Montrouge (92)22 — 23 février 2024
Théâtre du Bois de l’Aune / Aix-en-Provence (13)
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