Entre lumière et crépuscule, la direction musicale de Daniele Rustioni comme la mise en scène de Mariusz Trelinski rendent aussi clair que captivant l’énigmatique chef-d’œuvre de Richard Strauss donné pour la toute première fois à l’Opéra de Lyon.
Inspirés des contes de fées orientaux et par La Flûte enchantée de Mozart qu’ils admirèrent l’un et l’autre, le compositeur Richard Strauss et son librettiste Hugo von Hofmannsthal ont créé avec La Femme sans ombre une œuvre gigantesque et fascinante. Leur quatrième collaboration, et sans doute la plus aboutie car la plus riche en symboles et en véhémence, a été créée en 1919 à l’Opéra de Vienne. En plus de cent ans d’existence, elle n’avait jamais été programmée à l’Opéra de Lyon. Il faut rendre gloire à son directeur Richard Brunel qui, après Tannhäuser de Wagner l’année dernière, ouvre sa nouvelle saison avec une œuvre encore très conséquente. D’une beauté aussi intense qu’éreintante, Die Frau öhne Schatten réclame de pléthoriques moyens au service d’une partition et d’un propos puissamment singuliers et vertigineux d’opacité.
La direction musicale comme la mise en scène proposées ont pour mérite de clarifier les enjeux sans pour autant les simplifier. La lecture à la fois réaliste, onirique et psychologique que fait Mariusz Trelinski de la pièce et surtout l’éloquence de l’orchestre aux pupitres clairs et effervescents sous la baguette de leur directeur musical Daniele Rustioni emportent l’œuvre vers des couleurs et des climats tout à fait captivants. Se déploie sans lourdeur la luxuriance de motifs qui rendent compte de la généreuse humanité de l’ouvrage.
Le chef réalise un remarquable travail dans lequel transpire toute sa fougue et son agilité habituelles. Sans résister à faire émerger toute l’opulence de l’écriture straussienne, il en explore aussi des teintes sombres et plus intimistes, pleines de mélancolie. Les tableaux proposés par la mise en scène développent une force esthétique largement inspirée du cinéma dont les images et les atmosphères pénétrantes donnent l’apparence d’un thriller psychologique noir et capiteux, non exempt de poésie mais aussi de sensations fortes, où la désolation s’exacerbe par automutilations. Renonçant au surnaturel, comme dans L’Ange de feu au Festival d’Aix, Mariusz Trelinski place sa lecture, qui n’a rien d’éthéré et d’abstrait, entre un réalisme trivial et un onirisme érange, pour mieux sonder les traumatismes psychiques des personnages. Il fait surtout se confronter des êtres au manque d’amour, à l’absence de désir, et à la vanité de l’existence.
Posé sur un plateau tournant, un immense décor fait coexister puis s’interpénétrer les deux univers antagonistes de l’ouvrage : le monde d’en haut, celui des Esprits, dominé par l’impératrice, la fille du roi fantôme Keikobad, gazelle chassée puis femme épousée par l’Empereur, continuellement à la recherche d’une ombre lui permettant de devenir fertile et plus humaine ; et le monde d’en bas, celui des hommes, du dur labeur et de la saleté, où triment et vivotent la Teinturière et son mari Barak. De part et d’autre d’une forêt tropical, l’Impératrice dans sa luxueuse villa demeure si seule et désespérée qu’elle en vient à se taillader les avant-bras avec des lames de rasoir tandis que son époux demeure inutile ; dans leur salon, un taudis prosaïquement bordélisé, l’autre couple, également en crise, végète devant la télé. La teinturière refuse les avances sexuelles de son mari Barak, pourtant si tendre et gentil garçon, bien loin des interprétations convenues d’idiot bourru. Un éphèbe tout de cuir et d’or qui fait du moonwalk semble vouloir la sortir de sa torpeur.
Les interprètes donnent beaucoup de relief et d’épaisseur à la fois scénique et musical à leur personnage. Seul point faible de la distribution, l’empereur poussif de Vincent Wolfsteiner qui passe en permanence au forceps, sans lyrisme ni élégie, pas même dans la très délicate scène du faucon. L’impératrice bénéficie par contre de la voix ample, chaude et puissante de Sara Jakubiak, pleine de noblesse et de sensibilité dans sa vulnérabilité. Elle est secondée par la Nourrice de Lindsay Ammann, dont l’allure expressionniste et le chant perçant lui donnent une dimension inquiétante. Le couple de prolétaires est formé du merveilleux Barak de Josef Wagner aux graves d’une douceur vibrante et de la teinturière campée par la soprano canadienne Ambur Braid au timbre charnel et acéré. Déjà incendiaire dans Irrelohe de Schreker, elle est ici encore plus provocante et stupéfiante. Son engagement vocal, scénique et émotionnel force le respect.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
La femme sans ombre
UN OPÉRA DE
Richard Strauss
DIRECTION MUSICALE
Daniele Rustioni
MISE EN SCÈNE
Mariusz Treliński
DÉCORS
Fabien Lédé
COSTUMES
Marek Adamski
LUMIÈRES
Marc Heinz
CHORÉGRAPHIE
Jacek Przybyłowicz
VIDÉO
Bartek Macias
DRAMATURGIE
Marcin Cecko
CHEF DES CHŒURS
Benedict Kearns
COACHING VOCAL
Kirsten Schötteldreier
L’EMPEREUR
Vincent Wolfsteiner
L’IMPÉRATRICE
Sara Jakubiak
BARAK, LE TEINTURIER
Josef Wagner
LA TEINTURIÈRE
Ambur Braid
LA NOURRICE
Lindsay Ammann
LE MESSAGER DES ESPRITS
Julian Orlishausen
LE GARDIEN DU SEUIL DU TEMPLE
Giulia Scopelliti *
LE BOSSU
Robert Lewis *
LE BORGNE
Pawel Trojak *
LE MANCHOT
Pete Thanapat *
UNE VOIX VENUE D’EN HAUT
Thandiswa Mpongwana *
LE FAUCON (CHANT)
Giulia Scopelliti *
LE FAUCON (ACTRICE)
Natalia Bielecka
L’APPARITION DU JEUNE HOMME (FIGURANT)
Antoine Laval
L’APPARITION DU JEUNE HOMME (CHANT)
Robert Lewis *
KEIKOBAD (DANSEUR BUTÔ)
Frédéric Rebière
ORCHESTRE, CHOEURS ET MAÎTRISE DE L’OPÉRA DE LYON
* SOLISTES DU LYON OPÉRA STUDIOEn allemand surtitré en français
Opéra en 3 actes
Livret de Hugo von Hofmannsthal
Création à Vienne en 1919Nouvelle production
Avec le soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande mécène de production
Durée : 4h10 avec deux entractes
Opéra de Lyon
du 17 au 31 octobre 2023
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