Comédienne, autrice et chanteuse, Astrid Bayiha revient à la mise en scène en explorant la figure de Médée, dans un somptueux chant polyphonique.
C’est une berceuse créole fredonnée qui ouvre M comme Médée et place ainsi la pièce sous le sceau de la subtilité. Et de la subtilité, il en faut pour s’attaquer à la figure de Médée que tant d’auteurs et d’autrices ont tenté de saisir. Parfois épouse échevelée, parfois exilée misérable, l’ambivalence de cette amoureuse trahie et mère infanticide est ici traitée par le biais de la polyphonie, et c’est un choix heureux.
Polyphonie des textes, d’abord. La pièce, créée en février dernier sur la scène de Tropiques Atrium en Martinique où Astrid Bayiha est artiste associée, s’appuie sur différents matériaux : les pièces antiques de Sénèque et d’Euripide, l’adaptation classique de Corneille, mais aussi Médée, poème enragé de Jean-René Lemoine, Manhattan Medea de Dea Loher, Medealand de Sara Stridsberg, Médée de Jean Anouilh, Médée-Matériau de Heiner Müller. Pas de simple patchwork ici, mais un travail fin et ciselé des textes qui se répondent, se confondent et se complètent. Les vers de Corneille se mêlent ainsi à la gouaille acerbe de Sara Stridsberg dans une polyphonie de langues, de texte, d’époque, transportant ainsi Médée des théâtres antiques aux rues de Manhattan sans accros, façonnant au passage un regard nouveau porté sur la plus connue des mères infanticide.
Polyphonie des langues qui est poussée jusqu’à l’ajout de créole martiniquais, de portugais et de grec, dans une grande proximité avec les interprètes qui prennent en charge certains passages. Ainsi Daniély Francisque, somptueuse en Médée effondrée, peste contre Jason dans son créole maternel pour un rendu délicieux d’intimité et de puissance.
Polyphonie des voix, ensuite. Pas de Médée unique ici, érigée en femme totale, mais une multiplicité de Médées, prises en charge par Fernanda Barth, Jann Beaudry, Swala Emati et Daniély Francisque, accompagnées par Nelson-Rafaell Madel en coryphée androgyne et malicieux. Parées d’or, de toges antiques ou de jean modernes, dans un travail costume d’Emmanuelle Thomas, ces Médées au pluriel nous font traverser le destin de l’héroïne, scellé dès le début de la pièce : “jusqu’à la tombe Jason, jusqu’à la tombe tu m’appartiens” entend-on comme une sentence.
Chronologiquement, on découvre Médée en Colchide, lorsqu’elle rencontre Jason, en mission avec ses Argonautes à la recherche de la Toison d’or. C’est une Médée rieuse, amoureuse et sensuelle qui dépèce pourtant son frère et brûle Pélias pour pouvoir s’enfuir avec son amant. Leur cavale à travers la Grèce s’achève à Corinthe où intervient la trahison de Jason, qui se marie en cachette avec la fille de Créon.
Se déploie alors entre les deux amants tous les ressorts du langage de l’amour, tantôt tendre, tantôt déchirant, avec ses tentatives de compromissions et son inévitable impuissance. Jason, en “salaud total”, amoureux malgré tout, père aimant et maris négociateur déploie ses argumentations fallacieuses, invoque en vain la sagesse et la justice en sauveur hypocrite. Refusant l’autorité de la citée, Médée l’étrangère, la barbare, se voit expulsée. Sans patrie, elle bascule alors à la lisière de la lumière. Sorcière, enchanteresse, empoisonneuse, guérisseuse, Médée est celle qui “déchire l’humanité en deux pour se trouver au milieu”.
Pas d’effusion de sang en revanche pour décrire l’infanticide final, seulement des larmes contenues. La scène, prise en charge par l’ensemble du chœur, femmes et hommes confondus, fait de Médée une “une mère” parmi d’autres, universelle et monstrueuse.
Polyphonie tout court, finalement, qui vient bercer l’ensemble du récit. Tout au long de la traversée, les vocalises fredonnées par le choeur de Médées viennent sublimer le texte sans jamais le saturer. Il faut attendre l’acmé final et la mort de Médée pour que les voix se déploient dans l’entièreté de leur puissance et nous cueillent dans une berceuse créole finale tandis que le crépuscule rougeoie sur scène.
Ces Médées, tantôt amantes éperdues, tantôt ogresses enragées, frappent du poing leurs poitrines, crachent au sol, s’attrapent l’entre-jambe. Elles aiment furieusement et maudissent l’amour, invoquent les dieux et ne s’en remettent à personne. Elles sont antiques, urbaines, occidentales et orientales, modernes et universelles. Avec M comme Médée Astrid Bayiha peint une figure multiple, métissée, avec une pudeur et une justesse saisissante.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
M comme Médée
adaptation, dramaturgie et mise en scène Astrid Bayihaavec Fernanda Barth, Jann Beaudry, Valentin de Carbonnières en alternance avec Anthony Audoux, Swala Emati, Daniély Francisque, Nelson-Rafaell Madel, Josué Ndofusu
scénographie Camille Vallat
lumières Jean-Pierre Népost
costumes Emmanuelle Thomas
régie générale Alice Marin
musique Swala Emati
adaptation d’après des textes de Jean Anouilh, Euripide, Jean-René Lemoine, Dea Loher, Heiner Müller, Sénèque, Sara Stridsberg
administration, production Angéla de Vincenzo
chargée de diffusion Thibault Jeanmouginproduction Compagnie Hüricane en coproduction avec Tropiques Atrium – scène nationale de Martinique avec l’aide de la DRAC Ile-de-France au titre de l’aide au projet 2022, du ministère des Outre-mer au titre du FEAC, de l’Institut Français dans le cadre du dispositif Des mots à la scène avec le soutien pour les résidences à La Colline – théâtre national, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, au T2G – Théâtre de Gennevilliers – CDN, aux Laboratoires d’Aubervilliers en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête
textes ayant servi pour l’adaptation
– Médée, poème enragé de Jean-René Lemoine
– Manhattan Medea de Dea Loher, traduction Laurent Muhleisen et Olivier Balagna
– Medealand Sara Stridsberg, traduction de Marianne Ségol-Samoy
– Médée de Sénèque, traduction de Florence Dupont
– Médée d’Euripide, traduction de Florence Dupont
– Médée de Jean Anouilh
– Médée-Matériau de Heiner Müller dans le recueil Germania mort à Berlin et autres textes, traduction de Jean Jourdheuil, Heinz Schwarzingert, Jean-François Peyret, Jean-Louis Besson, Jean-Louis BackèsSalle Serreau • Durée : 1h45
Théatre de la Tempète
du 3 au 25 novembre 2023
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