Au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française, Christophe Montenez et Jules Sagot créent une fable télévisée, déstabilisante et culottée, qui offre un triste reflet du sort réservé à nos aînés.
L’espace d’un instant, on a bien cru que le Théâtre du Vieux-Colombier avait quitté son quartier chic du VIe arrondissement de Paris pour s’installer à la Plaine Saint-Denis, ce temple de la production télévisée où la plupart des programmes de la petite lucarne française sont tournées. Dès l’entrée dans les lieux, les agents d’accueil pavoisent avec des t-shirts floqués au nom de l’émission Et si c’étaient eux ? ; tandis que, une fois installés dans la salle, les spectateurs de théâtre forment le public d’un grand show, dont les derniers préparatifs techniques ont lieu sur le plateau. Sous la direction de l’assistante du présentateur, Lisa Oullala, les techniciens s’affairent : ultimes réglages son, tests lumières complémentaires, installation des banquettes, d’un tapis de course, d’un logo gigantesque et de rideaux dorés kitsch à souhait… Ne manque plus que les anciens comédiens-français, stars malheureuses de cette soirée diffusée en direct sur impots.gouv. Deux d’entre eux, parmi les plus fragiles, ont d’ailleurs déjà été posés là, et jouissent de l’attention habituellement dévolue aux colis abandonnés.
Dans un contexte d’inflation galopante et de baisse des dépenses publiques, toutes et tous sont, bon an mal an, sortis de la maison de retraite de Pont-aux-Dames, réservée aux ex-pensionnaires et sociétaires de la Comédie-Française, et toutes et tous se battent pour le même objectif : obtenir un plébiscite des téléspectateurs et, avec lui, une subvention de l’État pour assurer la survie de leur Ehpad à but non lucratif et éviter son rachat par un grand groupe privé, avec la perte de qualité de vie qu’une telle opération pourrait engendrer. Pour cela, Patrick, Séraphin, Francine, Judith, Armand et Martin doivent faire mieux que leurs prédécesseurs, les pensionnaires de la Ménardière, dévolue aux comiques du privé, et ceux de l’hospice du Soleil, conçu pour les anciens de la Cartoucherie de Vincennes, avec lesquels ils sont en concurrence frontale. Sous la férule du maître du plateau, Alban Vauqueur, ils se soumettent à une série d’épreuves pour tenter d’empocher le gros lot : la scène de théâtre classique, la chanson, l’exercice d’improvisation et, enfin, la carte blanche. À ceci près que, sous l’impulsion volontaire ou involontaire de ces marionnettes d’un soir, tout ne va se passer comme le conducteur l’avait prévu.
Imaginée par Christophe Montenez et son compère des Bâtards Dorés, Jules Sagot, à partir de l’existence bien réelle de la maison de retraite des artistes de Pont-aux-Dames bâtie par Constant Coquelin au début du XXe siècle, l’émission télévisée se transforme rapidement en satire cruelle qui, à force de brouiller les frontières, en vient à perturber la perception intime des spectateurs, forcés de participer, par leurs applaudissements, à ce jeu de massacre. De cette complicité induite, naît d’abord une gêne, profonde et sourde, provoquée par le cynisme éhonté de l’exercice qui transforme une bande de vieux en chair à canon pour émission en mal d’audimat. Alors qu’ils apparaissent dans une situation de dépendance et de fragilité plus ou moins extrême – lié à un état de sénilité avancée, à la maladie d’Alzheimer ou à un cancer du pancréas – et semblent, plus globalement, peu conscients de ce qui se joue, ils deviennent les victimes bien plus que les acteurs de cette pantomime.
Si, dans ses premières encablures, la pièce peine parfois à trouver son rythme de croisière, elle monte, malgré tout, en puissance grâce à sa faculté à créer, plus ou moins sournoisement, un malaise auquel la scène de la chanson techno interprétée par deux malades d’Alzheimer offre un insoutenable acmé. Poussée à l’extrême, et de façon culottée, par Christophe Montenez et Jules Sagot, la logique d’instrumentalisation fait déborder le vase et poussent les vieux comédiens à prendre le pouvoir. Peu à peu, ils enrayent la mécanique du show un peu trop bien huilé, dynamitent l’ensemble et se font les porte-voix du mal-être de l’ensemble de ces aînés qui, dans nos sociétés, dans l’indifférence du plus grand nombre, ne parviennent plus à se faire entendre. Parti sur un format « malaise TV », digne des pires émissions de téléréalité internationales, dont il est difficile de rire à gorge déployée, le spectacle se transforme alors en exercice libérateur, vengeur, et politique, dans sa manière d’aborder, comme peu d’autres avant lui sur les planches, et au-delà du désengagement de l’État et de la cruauté du monstre audiovisuel capable de faire son miel du malheur des gens, le triste sort réservé aux plus vieux d’entre nous.
Surtout, les aînés réussissent peu à peu, au long des épreuves auxquelles ils sont soumis, à prendre une autre dimension que celle de grabataires un peu perdus qui leur seyait au début des hostilités. Dans les relations qu’ils entretiennent entre eux, comme dans leur appréhension de la scène, ils acquièrent un relief intellectuel et émotionnel que la société, souvent, leur refuse. Capable de réciter des tirades de Cyrano, Britannicus ou Bajazet, ils s’animent au contact des personnages qu’ils ont incarnés, comme si, à force d’avoir été pétris par ces figures, elles perduraient en eux. Quasiment méconnaissables, grâce au travail de maquillage remarquable de Cécile Kretschmar, les comédiens-français se révèlent tous bluffants dans leur faculté à tenir cette fine ligne de crête qui leur évite de tomber dans la caricature. De Laurent Stocker, impeccable en présentateur double-face, doux avec les forts et dur avec les faibles, à Sébastien Pouderoux, touchant en Séraphin qui tente, tant bien que mal, de tenir la baraque, en passant par Julie Sicard, bouleversante dans le rôle de Judith qui, toujours, place le collectif avant les individus, toutes et tous permettent aux vieux de reprendre du poil de la bête, et de la rage de vivre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Et si c’étaient eux ?
Texte et mise en scène Christophe Montenez, Jules Sagot
Avec Alain Lenglet, Florence Viala, Laurent Stocker, Julie Sicard, Sébastien Pouderoux, Élissa Alloula, Clément Bresson, Dominique Parent
Scénographie Florent Jacob
Costumes Gwladys Duthil
Musique originale et son John Kaced
Maquillages et perruques Cécile Kretschmar
Collaboration à la mise en scène Elina Martinez
Assistanat aux costumes Anaïs HeureauxAvec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique et le mécénat de l’entreprise Essayons de simplifier.
Durée : 2h
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 27 septembre au 5 novembre 2023
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