Avec Tous les poètes habitent Valparaiso, Dorian Rossel orchestre une enquête palpitante à travers les pays et les époques, à la poursuite d’un mystérieux poète. La compagnie suisse STT (Super Trop Top) part d’un fait divers et tisse une réflexion passionnante autour de la parentalité de l’écriture.
Mais qui est donc Juan Luis Martinez ? Un poète chilien d’avant-garde qui s’amuse à vivre dans la peau des autres ? Un usurpateur ? Ou un génie ? Depuis sa création en 2004 par Delphine Lanza et Dorian Rossel, la compagnie STT (Super Trop Top) se nourrit d’œuvres non écrites pour faire théâtre : des documentaires (Soupçons, Une femme sans histoire), des mangas (Quartier Lointain), des romans (Oblomov, L’usage du monde) ou des films (La Maman et la Putain, Voyage à Tokyo, Le Dernier métro). Associée à la Maison de la Culture de Bourges et à la Maison des Arts du Léman, la compagnie helvète s’est cette fois-ci inspirée d’un article publié en 2014 dans le journal suisse Le Temps pour créer Tous les poètes habitent Valparaiso.
L’article raconte l’enquête palpitante qui entoure un poème attribué à tort à l’intellectuel chilien Juan Luis Martinez. Devenu célèbre au Chili, Qui je suis a particulièrement inspiré la jeunesse lors des manifestations de 1988 qui entraînèrent la chute de Pinochet. « Je ne fermerai pas les yeux ni les baisserai. Ma part de travail, c’est d’accepter ma liberté », écrivaient alors les étudiants sur les murs des universités de Valparaiso. Bien des années plus tard, une enquête menée par un universitaire américain, Scott Weintraub, révèle que le poème en question était une simple traduction des vers d’un auteur homonyme, mais inconnu, un autre Juan Luis Martinez, catalan cette fois-ci, qui a abandonné sa vocation littéraire et coule une retraite paisible en Suisse, sans savoir que son oeuvre a inspiré, malgré lui, toute la jeunesse chilienne.
Dans un décor dépouillé, constitué d’un simple rideau de plastique et de cadres de couleur, se tisse un grisant imbroglio de personnages qui croisent leurs destins autour de ce poème, avec la mémoire de la révolution chilienne en toile de fond. La duplicité de l’identité du poète se mêle à la multiplicité des récits. Et il nous revient de reconstituer le puzzle. Dans cette pérégrination, Alice Lacroix (Aurélia Thierrée) et Karim Kadjar (qui joue son propre rôle) servent de guides et souhaitent créer une pièce autour de l’œuvre de Juan Luis Martinez (le Chilien). En se penchant sur cette figure, ils vont se confronter à la malice du poète qui, sa vie durant, a distillé les énigmes et les usurpations d’identité, s’amusant de la notion même d’auteur, qu’il s’est employé à faire disparaître derrière l’écriture et au profit de son œuvre, composée de collages, de poèmes, d’emprunts et de courts récits.
Les deux comédiens vont alors croiser le chemin de Scott Blum, l’universitaire américain qui va les assister dans leur quête, de Claudia Martinez, la veuve du défunt poète, ou encore de Violetta, une survivante de la dictature de Pinochet. Leur investigation va les mener jusqu’à la rencontre de l’auteur initial des vers, le double involontaire de Juan Luis Martinez, qui a lui-même cultivé une identité trouble au cours de sa vie : son prénom a été francisé lors de son arrivée en Suisse pour devenir Jean-Louis, et il a, pour compliquer le tout, publié sous de nombreux pseudonymes.
Le texte signé Carine Corajoud est porté par trois fabuleux acteurs (Fabien Coquil, Katim Kadjar et Aurélie Thierrée) qui endossent chacun des personnages dans une grande cacophonie de rôles, où les identités finissent par se brouiller. Finalement, on se moque pas mal de savoir qui a réellement signé ces fameux vers et l’on retient seulement la démonstration de force d’une poésie qui touche ici à l’universel, qui n’a plus d’auteur, qui est capable de traverser les frontières et les époques, trouvant écho dans des luttes politiques qui en annulent la parentalité. Les derniers mots de la pièce seront d’ailleurs laissés à Violetta, rescapée de la dictature chilienne, dont la voix vibrante d’émotion est retransmise par un enregistrement : « Je pense qu’on est tous poète, que tous les citoyens sont des poètes ».
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Tous les poètes habitent Valparaiso
Texte Carine Corajoud
Mise en scène Dorian Rossel
Avec Aurélia Thierrée, Fabien Coquil, Karim Kadjar
Collaboration artistique Delphine Lanza
Scénographie Cie STT
Costumes Fanny Buchs
Création sonore Anne GillotProduction Cie STT / Super trop top
Coproduction Théâtre-Sénart, scène nationale ; La Grange – UNIL, Lausanne ; Théâtre Forum MeyrinDurée : 1h10
Vu en juillet 2023 au Festival Off d’Avignon
Théâtre de la Tempête, Paris
du 20 septembre au 20 octobre 2024
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