Le Théâtre des Halles regarde vers l’Est en proposant, au sein d’une programmation exigeante et aiguisée, un focus sur la Roumanie. Deux spectacles d’Alain Timár, directeur du lieu et metteur en scène, sont présentés dans ce cadre : Rinocerii de Ionesco en matinée et Occident-Express de Matei Vișniec en soirée. Une création qui entraîne, en un voyage sur place, dans le berceau bouillonnant de l’Europe centrale, écartelée entre les séquelles du communisme et les dérives du rêve capitaliste.
Il fait partie des théâtres permanents d’Avignon. Fort de plusieurs salles, de son emplacement privilégié dans la géographie de la ville, d’une cour ombragée, où l’on peut se rafraîchir et se restaurer et, par-dessus tout, d’une programmation qui favorise le brassage des cultures et des langues, le décloisonnement des regards et un éventail thématique s’autorisant autant les sujets intimes que sociétaux, associés à une palette de prises de parole percutantes, le Théâtre des Halles est un havre cosmopolite où réfléchir le monde. Conçue en partenariat avec le Teatrul Municipal Matei Vișniec, situé à Suceava en Roumanie, cette programmation orientée vers l’Est propose spectacles, lectures et conférences comme un trait d’union avec un pays méconnu d’Europe centrale et son bouillonnement civilisationnel.
C’est dans la chapelle du théâtre, écrin minéral idéal, frais et peuplé de fantômes, que se donne, en français, Occident-Express, interprété par trois comédiens roumains, également présents dans la distribution plus large de Rinocerii qui se joue, en revanche, en roumain, surtitré en français, invitant ainsi à faire, dans les deux sens, un pas vers la langue de l’autre, et à acter concrètement l’utopie de la réciprocité. Belle idée. Aller vers/venir. Au milieu se joue la rencontre, le brassage des cultures. Dans Occident-Express, c’est d’ailleurs de cela dont il s’agit. Trois personnages, valise à la main, frappent à la porte du théâtre. Ils passent une tête, puis deux, puis trois, regardent le public et s’adressent à lui d’emblée : « Est-ce qu’on peut entrer ? ».
Ni une, ni deux, ils font de la scène leur pays d’adoption, leur terrain de jeu, le territoire de leurs histoires. Comme des enfants joueraient à faire semblant avec les moyens du bord, puisant au fond d’une vieille malle de quoi donner forme à leur imaginaire, nos trois compères ont des récits plein les poches, des souvenirs et anecdotes plein les bagages, et ce qu’il leur faut d’accessoires dans les valises pour faire ressurgir sous nos yeux un monde englouti, pour raconter leur écartèlement joyeux et inventer un théâtre de peu, généreux et ingénieux. Car il leur suffit d’un rien pour camper une situation. Leur force de persuasion, souvent au cœur des intrigues enfilées en guirlande, est leur meilleure arme pour évoquer ce qui les traverse : les états d’âme d’une région chahutée par l’Histoire, le déracinement des exilés et le rêve de retour au pays natal.
La pièce de l’auteur franco-roumain Matei Vișniec avance en sautant d’une histoire à une autre. Elle déplie ses scènes toutes cousues d’humour et de nostalgie, déploie ses personnages pittoresques et hauts en couleur, s’ancre au cœur d’une Europe à deux vitesses, coupée en deux. C’est une pièce à tiroirs qu’ouvre et referme un trio campé avec une bonhommie communicative par Horia Andrei Butnaru, Cristina Florea et Cătălin Ștefan Mîndru. Un tiroir, une histoire. Il y en a sept en tout, des saynètes (faussement) improvisées que les interprètes font naître successivement avec trois fois rien comme un magicien fait sortir du chapeau un lapin. Des fables d’exil et de frontière, des légendes folkloriques trempées dans la mixité culturelle des Balkans qui, inlassablement, regardent vers l’Ouest, l’espoir du renouveau, d’un idéal de vie plus beau vu de loin. Entre elles, des intermèdes, où nos acolytes évoquent leurs origines, leur langue maternelle et d’adoption, et surtout, métaphore qui court tout du long, leur maison. Et ce sont là les plus émouvantes prises de paroles, l’évocation de ces maisons vides qui attendent le retour de leurs propriétaires.
Entre deux époques, entre deux pays, entre communisme et capitalisme, entre l’Est et l’Ouest, entre rêves et désillusions, les personnages imaginés par Matei Vișniec, rescapés des oubliettes d’une Histoire en marche, écartelés entre le passé et l’avenir dans un présent incertain où rien n’est sûr, où leur mélancolie se transforme en rires, nous partagent leur condition d’éternels voyageurs, fatigués, mais souriants, que le poids des valises et des souvenirs ne fait pas plier pour autant. Alain Timár fait confiance à la pièce de son compatriote, écrite il y a dix ans, mais retouchée pour l’occasion, pour s’accorder au nouveau contexte géopolitique. Il n’en rajoute pas et orchestre dans cet espace brut et sans chichi un théâtre de l’acteur, centré sur l’interprétation et l’imaginaire, dans une proximité qui confine à la convivialité. Ses trois comédien.nes sont formidables, drôles, émouvants, virevoltants et l’œil intelligent. Ils nous embarquent avec un minimum d’accessoires d’un quai de gare à un poste frontière. Leur envie de partager, de jouer face à nous ces invisibles, déracinés au cœur serré, miroirs de générations et de profils variés d’immigrés, est palpable. Et le théâtre de devenir la plus hospitalière des terres d’asile.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Occident-Express
Texte Matei Vișniec (éditions Non Lieu)
Mise en scène Alain Timár
Avec Horia Andrei Butnaru, Cristina Florea, Cătălin Ștefan Mîndru
Scénographie, lumière Sebastian Rațiu
Régie générale Cătălin RodenclucProduction Teatrul Municipal Matei Vișniec – Suceava (Roumanie)
Coproduction Théâtre des HallesOccident-Express est publié aux éditions Non Lieu.
Durée : 1h20
Festival Off d’Avignon 2023
Théâtre des Halles
du 7 au 26 juillet, à 18h45 (relâche les 13 et 20)
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